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Le spectre d’une guerre postmoderniste.
Shmuel Trigano * A partir d’une tribune sur Radio J le vendredi 4 juillet 2014.
Article mis en ligne le 14 juillet 2014

Je regarde de longues heures durant les informations de la télévision israélienne (en hébreu), et des sentiments et des idées montent en moi, que j’avais resentis lors de l’opération précédente à Gaza. Quelque chose de très fort m’apparaît sur la base de quoi on pourrait construire un modèle, le modèle de la « guerre postmoderniste », une catégorisation qui, à mes yeux, n’est pas positive . Cette modalité de la guerre va en effet à l’encontre des règles habituelles de la guerre, celle que l’on mène pour vaincre son ennemi.

Je ne fais pas référence ici à l’élément politique ou militaire. Quoique... Mais aux médias israéliens, c’est à dire à une dimension capitale en temps de guerre : la maitrise de l’information envoyée à l’ennemi et à la population du pays. Tout le problème bien sûr est de savoir comment on définit l’état de faits actuel et si Israël est en« guerre ». C’est tout l’enjeu de ce que je voudrais esquisser.

En effet, le politologue ou le sociologue ne peut être que stupéfait de ce qu’il voit sur les écrans israéliens. Tout d’abord la « spectacularisation » télévisée des événements guerriers, essentiellement ceux du front intérieur. C’est comme si une guerre « en temps réel » se déroulait sous les yeux de spectateurs d’un conflit qui serait extérieur à ses propres acteurs. Dès qu’une roquette tombe, la caméra nous transporte sur le lieu de la frappe, où que ce soit dans le pays, et les chaînes passent et repassent cent fois la chute du missile et son explosion presque toujours réussie grâce à la batterie « dôme de fer » (kipat barzel), la vedette de cette guerre. On y ajoute des interviews à chaud des victimes touchées par ces frappes. Le téléspectateur se retrouve ainsi, dans son fauteuil (quand il n’a pas courru aux abris), sur tous les champs du pays sous les tirs.

Le terme d’« hystérie » revient souvent dans la bouche des journalistes pour qualifier l’état du public, ce que pourtant les reportages à Tel Aviv, supposée le maillon faible, démentent. Psychologues, spécialistes des traumatismes, éducateurs se succèdent pour conseiller sur la façon de gérer le stress. La télévision offre ainsi à l’ennemi un kaléïdoscope en temps réél du moral de la population qu’il cible, un bon mesureur pour déterminer la pression et le rythme des opérations qu’il mène à son encontre. De ce point de vue, la menace du Hamas, samedi soir, annonçant un tir sur Tel Aviv pour 21 heures, a pris une ampleur considérable du fait de son grossissement irresponsable par les journalistes. Le spectacle de désarroi et d’angoisse auquel elle a donné lieu est une victoire pour l’ennemi. Le passage en boucle des frappes, même évincées par le dôme de fer, a, plus gééralement, de quoi angoisser et décourager les télespectateurs eux mêmes, même si l’information fait partager à chacun d’eux les tirs de missile que leur région peut subir.

Une succession infinie de débats télévisés font entendre les réflexions, les hésitations, les arguments des hommes politiques israéliens en rapport avec l’action militaire. Les journalistes peuvent même aller jusqu’à mettre en question son efficacité et provoquer des débats propres à la politique politicienne sur des questions vitales et au moment du coup de feu. Ils peuvent même critiquer des points importants du consensus national : j’ai pu voir ainsi avant la guerre, au pire moment des émeutes à Shouafat, près de Jérusalem, un reportage remettant en question l’unification de Jérusalem et donnant de façon rectrice la parole aux Palestiniens. Les journalistes s’étendent aussi longuement sur ce qui se passe dans les réunions du gouvernement, les lignes qui s’opposent, les questions de personnes. J’ai même entendu des comparaisons entre le gouvernement israélien et le clan terroriste du Hamas, à propos de leur « fonctionnement ». L’ennemi peut en retirer l’idée que la résolution israélienne à le vaincre est faible et ne fait pas l’assentiment. Dans ces débats, les journalistes s’arrogent un rôle prépondérant, émettent des jugements, coupent la parole aux hommes politiques, font intervenir des personnalités opposées aux actions militaires, ne laissent pas s’exprimer pleinement des opinions qui contredisent leur opinion, quand bien même un ministre l’exprime. On ne sait plus s’ils sont des leaders d’opinion politique ou des professionnels de l’information.

Les télespectateurs peuvent retirer de ces débats l’impression que les Israéliens supplient l’ennemi de bien vouloir accepter un cessez le feu, car Israël, et celà est dit sur tous les tons, ne souhaiterait pas entrer à Gaza. Tout le débat journalistique, durant les 5 premiers jours de l’opération, a porté sur le fait de savoir s’il faut entrer ou pas dans Gaza. C’est à dire que le but même de la guerre est mis en question, ou rendu trouble car souvent les journalistes affirment que le gouvernement est égaré et n’a pas défini lui-même le but de la guerre.

En quoi l’ennemi a-t-il à le savoir ? Et il le sait. La télévision israélienne est, en effet, plus efficace pour lui que des services secrets. Les chefs terroristes de Gaza, bien au secret dans leurs bunkers, la regardent de façon permanente. Il s’est passé un événement « comique » (si l’on peut dire) qui en confirme l’importance : durant une émission de la télévision de Gaza, le porte parole du Hamas se réjoussait de la réussite des tirs sur Israël. Derrière lui, en grand écran, l’émission israélienne en montrait les effets en temps réél. Un journaliste qui y intervenait entendit son discours sur son oreillette : il interpella alors le porte parole qui l’entendit et lui répondit...

Le Hamas, cependant, reste, pour lui-même, bien mystérieux et silencieux sur ses états d’âme. Durant tout un temps, les commentateurs ont eu la faiblesse de croire qu’il était en crise et déprimé, ce qui montre qu’ils ne savent pas encore, après tant de guerres, qu’ils ont à faire au djihadisme et à son idéologie morbide et mortifère, exaltant la mort rituelle et donc pas sensible au calcul des risques et des intérêts.

Autre fait unique dans les annales de l’histoire de la guerre : pendant les attaques, les journalistes appellent des habitants de Gaza pour leur demander comment ils vivent la chose, quelles sont leurs émotions, leurs pensées, etc. C’est bien sûr touchant mais déplacé. C’est un déni du temps de guerre qui ne peut qu’affaiblir Israël. Dans la guerre, en effet, les hommes passent du plan des individus au plan du collectif. Ce ne sont pas des individus qui sont attaqués mais des entités dans lesquelles se trouvent les individus ennemis et le soldat lui même se range dans la logique de son bataillon. Changer de perpsective ne peut qu’affaiblir l’attaque. C’est introduire le doute et la démobilisation au moment de la charge. De même, les jugements moralisateurs sur les opinions ou les comportements des soldats (je pense ici à l’inénarrable Tsipi Livni) ont quelque chose de « déplacé ». S’imagine-t-on que sous une violence subie ou dans la violence qu’il va perpétrer, l’acteur humain, en l’occurence engagé dans une « guerre », puisse ne pas concevoir une image défavorable de son ennemi ? Le problème, c’est que le donneur de leçons ne jette pas, lui, le discrédit sur l’ennemi qui, seul, pourrait exprimer en la canalisant et en lui évitant les débordements l’énergie du soldat qu’on envoie se battre. L’expression d’un journaliste vedette de la chaîne 2 définit très bien cette tournure d’esprit : « dans un pays démocratique » comme Israël, prétend-t-il, on ne peut aller en guerre que lorsqu’on y est contraint. Et même...

L’assomption jusqu’au boutiste de cette idée condamne à la réactivité, à la dépendance de l’agenda de l’ennemi qui, lui, ne manque pas de résolution, de stratagème, de rouerie au point qu’il attaque avec des moyens archaïques une puissance militaire comme celle d’Israël et ne cède pas. Avec une telle conception de la« démocratie » survit-on dans la jungle du monde arabo-musulman ?

Mais il y a plus, sur le plan de l’ouverture à l’adversaire. L’invitation sur les plateaux de télévision d’officiels de l’Autorité palestinienne ou de députés arabes israéliens (qui sont plus proches d’elle que de l’Etat d’Israël et qui, lorsqu’ils ont le micro, vitupèrent sur « leur » pays en guerre), au même rang qu’experts et hommes politiques israéliens ne peut qu’approfondir le trouble du télespectateur israélien quand on sait que l’Autorité palestinienne rameute le monde entier contre Israël, en ces jours mêmes, qu’elle accuse de pratiquer un génocide à Gaza, mais aussi de façon permanente, en étant le cerveau de la compagne planétaire de boycott d’Israël. En lui donnant l’occasion de se faire entendre au sein de l’audience israélienne, le message du leadership politique se trouble et le front intérieur se lézarde.

Traduction sur le plan militaire de cet état de faits : l’Etat d’Israël continue à livrer des vivres et de l’essence à Gaza , et, qui plus est, par le passage de Kerem Shalom où un immense tunnel a été découvert au début de l’opération, creusé pour envahir la région afin d’y faire le maximum de morts et de rapts. En somme, Israël donne au Hamas et à la population qui l’a porté au pouvoir et qui ne s’est pas rebellée contre lui, la possibilité physique de continuer à pouvoir circuler, envoyer leurs missiles et se nourrir. L’ennemi, qui ne prend pas de gants pour détruire « les Juifs », l’interprète nécessairement comme un aveu de faiblesse et de soumission d’Israël. Autre dispositif marquant, qu’on ne trouve dans aucune autre armée du monde. Avant un bombardement, l’armée appelle, par téléphone ou SMS, les habitants du théatre d’opération à quitter les lieux. Est-ce pour cette raison que cette armée d’un genre inédit est accusée dans toute la planète de génocide ? La question est très sérieuse et profonde.

J’ai aussi entendu un commentateur - mais il faut vérifier - dire que chaque frappe israélienne devait d’abord être autorisée par un spécialiste juridique et la cible documentée comme pouvant légalement être frappée (cache d’armes, institutions militaires, etc). Dans le langage militaire, il y a en effet une « banque de cibles », c’est à dire de lieux stratégiques dévoilés par les services secrets que l’aviation israélienne vise systématiquement, de façon « chrirurgicale », et pas à l’aveuglette afin qu’il y ait le moins de victimes civiles. Rapport Goldstone oblige ! ajoute le commentateur. Le spectre du Rapport Goldstone, une farce juridique produite par l’ONU , commence, au fur et à mesure des jours, à être sans cesse évoqué. Il faut croire qu’une partie des leaders d’opinion israéliens y trouve un critère de comportement, ce qui serait pathétique. Et suicidaire, car si les grandes puissances souhaitent l’affaiblissement d’Israël, ce ne doit pas être un critère recteur pour déterminer sa politique d’Etat souverain. Sauf à être déjà sous tutelle ? Tel est bien l’objectif de l’Union Européenne et des Etats Unis d’Obama.

Le modèle de la guerre postmodernisme

Cet ensemble d’éléments n’est pas un entassement circonstanciel de comportements et de discours. J’y trouve une rationalité qui est celle de l’idéologie qui domine aujourd’hui dans les pays démocratiques : le postmodernisme. Sa cible essentielle est, au recto, l’Etat-nation démocratique, l’identité nationale, la souveraineté du sujet collectif, avec pour verso la célébration de tout ce qui est extérieur à l’Occident et à la démocratie. C’est une utopie de la « démocratie » qui est l’ennemie du régime démocratique. Dans le monde illusoire que cette idéologie construit, la « communauté internationale », le « Tribunal international » doivent se substituer aux Etats. Et, d’ailleurs, il n’y aurait plus d’Etats mais des individus, des « citoyens du monde », de sorte qu’il n’y aurait plus de « guerres » mais des « différends », plus d’armées mais à la rigueur des « polices », plus de responsabilité mais des co-responsabilités, plus de coupable mais une culpabilité partagée, il n’y a plus de réalité mais des récits sur la réalité, etc. Les droits de l’homme, ou leur usage instrumentalisé, l’emportent alors sur les droits du citoyen, le pouvoir judiciaire s’impose au pouvoir politique, la loi n’est plus l’œuvre du peuple mais l’invention des juges, etc. C’est cette même idéologie qui, dans le monde et notamment en Europe, ouvre grandes les portes à l’islamisme. C’est l’influence de cette idéologie qui est à l’œuvre dans la définition de la situation vécue par Israël aujourd’hui : une guerre-non guerre, un ennemi-non ennemi....

Le13 juillet 2014.



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