Il est difficile, voire dangereux, d’intervenir lorsqu’un groupe humain est plongé dans un acte d’adoration. Toute vision du dehors, toute approche distancée et critique, tout regard sociologique sont perçus comme une violence.
Il
y a tout de même de quoi s’étonner de voir cette dévotion unanime, du
sommet de
l’Etat au simple quidam, aller à une
personnalité
dont les traits sont bien flous quand on les mesure à l’aune de la
réalité. Des chercheurs ont montré
que bien des traits de sa vie célébrés de toutes parts comme autant de
preuves
de son exceptionnalité sont ou bien faux ou bien déformés. Par exemple
qu’il a
contribué ou participé à la rédaction de la Déclaration des droits de
l’Homme alors
que lui même a reconnu dans un entretien avec Jean Daniel qu’il n’en
était rien[1].
On
apprend aujourd’hui qu’il n’aurait jamais été formellement
« normalien » (diplomé). On
savait qu’il
n’était pas formellement juif, etc.
Néanmoins,
même les croyances infondées constituent un indice de la réalité
sociale et, d’un
point de vue sociologique, doivent être tenues pour des choses très
sérieuses.
Le
personnage d’Hessel est une fabrication médiatique mais les qualités
qui lui
sont attribuées sont très significatives. Le directeur de Libération,
Nicolas
Demorand,
les a bien formulées : «J’aimais
la gauche qu’incarnait Stéphane Hessel, forgée par la guerre, trempée
dans les
principes du Conseil national de la Résistance et l’esprit fondateur de
l’ONU».
Il « ne dérogea jamais». Rapporté
par le même journal, Dominique
Garaud dans la Charente Libre lui
enchaîne le pas:
« Résistant de la première heure, rescapé miraculé de Buchenwald,
associé
à la naissance de l'ONU, à la rédaction de la Déclaration universelle
des
droits de l'Homme, diplomate promu à la dignité d'ambassadeur de
France,
médiateur pour les sans-papiers, perpétuel agitateur d'idées à
gauche ».
Nous
trouvons dans tous ces attributs l’écho des critères qui font la
légitimité
aujourd’hui : victime, mais résistant, survivant mais dévoué aux
autres,
fervent de la « communauté internationale », des
« droits de
l’homme », soutien aux « sans » de toutes sortes tandis
que,
selon la journaliste Hélène Pilichovsky,
le fait que,
quoique Juif, il a pris fait et cause pour les Palestiniens[2]
constitue le côté le plus fort du personnage. Il faut donc rajouter à
tous ces
critères, la haine de soi, si typique des post-modernistes,
dévorés de culpabilité envers « l’Autre ».
« Juif »
donc mais contre soi et finalement pas tout à fait juif mais
« Juif d’origine »
, sous « les foudres des associations juives » (Le
Monde), martyr donc, internationaliste, pour les droits de
l’homme (et pas du citoyen), pro-immigré, pro-Palestinien, défenseur
des damnés
de la terre et donc anti-colonialiste,
participant de
la Déclaration des droits de l’homme, au sortir de la Shoah et des camps[3],
contre Israël qui aurait trahi cet héritage etc. A cela s’ajoute ce
qui, dans
la culture démocratique de masse, vaut comme un signe de confirmation
sociale : la vente de 5 millions d’exemplaires d’un
« livre » de
15 pages au message typiquement « bobo » c’est à dire
relayant
une idéologie qui, depuis son « grand soir » de 1968,
« se
la joue » et vit en prenant des postures dans son fauteuil de
direction… « Indignez-vous » mais… ne vous révoltez pas.
Même
surfait, le mythe Hessel est efficace et fait du personnage une icône
du bien, du légitime, du gracieux, de
l’espérance, génératrices de
charisme. Dans les faits, quand il y a pouvoir charismatique,
l’important c’est
moins le personnage charismatique que la croyance de ses disciples en
sa
personne tenue pour hors du commun, incarnant des valeurs qui intiment
l’autorité.
C’est justement là, quand on considère la foule de ses adorateurs, que
cet
étrange unanimisme inquiète. Au creux de cet écrin délicat se niche en
effet
une haine d’Israël, une inimitié extrêmement profondes, qui se
nourrissent de
toutes ces qualités que l’opinion contemporaine tient pour positives et
dont
l’impact rejaillit d’autant plus négativement sur Israël et les Juifs,
clairement identifiés comme hostiles. Peu importe, sur le plan du réel,
l’inanité,
les erreurs, les jugements péremptoires qui inspirent cette inimitié,
ce qui
compte c’est la puissance de l’émotion. Vu la place qu’occupe dans son
« livre »[4]
la
dénonciation d’Israël, il est clair que dans tous les esprits énamourés
qui se
pâment devant son auteur, Israël et tout ce qui se rattache à lui
incarnent le
contraire absolu. Cela relève désormais de la croyance, de la foi,
d’une forme
de religiosité. Tous les problèmes de la terre qui doivent susciter
« l’indignation » ont désormais le visage de l’Israël[5]
honni et des Juifs qui le soutiennent.
L’encensement
aberrant et immérité de ce « juste » (Libération
dixit, mais aussi avec la confirmation ahurissante de
l’État hollandais, lui conférant les honneurs militaires aux Invalides)
nous
donne un indice extrêmement sûr de l’épaisseur de l’inimitié envers
Israël et
les Juifs[6]
qui a cours actuellement en France. Nous sommes dans une situation
d’égarement
moral et intellectuel maximal[7]
où
la compassion pour les victimes de Merah
fait cause
commune avec le discours qui justifie leur meurtre (rappelons nous que
le
terroriste voulait venger « les enfants de Gaza »[8]).
Au fait, où était l’indignation de Hessel après Toulouse, pour ne pas
parler de
la Syrie[9] ?
Tout
cela est éminemment inquiétant même si ces réalités restent pour
l’instant
« froides ». C’est un brandon pour le feu de demain.
[1] « Laissez-moi faire une petite
rectification. Quand on dit que je suis
corédacteur de la "Déclaration universelle des droits de l'homme",
c'est très exagéré. A l'époque, j'avais 30 ans et n'étais qu'un jeune
diplomate, chef de cabinet d'Henri Laugier, secrétaire général adjoint
de
l'ONU. Lors de l'élaboration du texte, j'étais assis à côté de gens
aussi
importants que René Cassin et Eleanor Roosevelt, qui, eux, rédigeaient
la
Déclaration alors que, moi, je les écoutais rédiger. »Cf.
[2]Le Match
des éditorialistes de I-TV, le 27 février 2013. http://www.itele.fr/chroniques/le-match-des-editorialistes/le-match-des-editorialistes-43679;
« là
où il était le plus
séduisant et le plus crédible, à savoir quelqu’un d’origine juive qui
défendait
les Palestiniens et çà c’est quelque chose à louer… ». Le
journaliste de Libération présent était parfaitement
d’accord sur ce point là. Gauche et droite réunies !
[3] Le titre de Une de Libération, « Un juste », est une reprise,
calculée ou
pas, du titre de « juste des nations » conféré aux non
Juifs qui
ont sauvé des Juifs durant la Shoah. Ce phénomène est très intéressant
car nous
assistons là à une nouvelle étape du discours sur les Justes (on se
souvient de
leur célébration par Chirac au Panthéon) qui a ouvert la voie à la
tentation
d’aborder la mémoire des victimes par le biais de leurs sauveteurs, une
approche déculpabilisante. Avec Hessel
devenu un « juste »,
l’argument du « juste » peut être retourné contre ceux qui
étaient
identifiés aux victimes, les Juifs. En quoi serait-il un nouveau
« juste » si ce n’est parce qu’il « sauve » les
nouvelles
« victimes », les Palestiniens, de nouveaux
« bourreaux »,
les Juifs, pardon, les Israéliens...
[4] De
façon très physique, la couture qui tient le livre passe juste au
milieu du
passage concernant Israël, de sorte qu’en l’ouvrant on tombe
immédiatement sur
son nom.
[5] Ce que j’ai vu de mes yeux
sur la place
de la République dans une manifestation en faveur des droits des
handicapés, le
slogan anti-israélien était présent…
[6]Évidemment,
les Juifs qui ne se renient pas. Reste à remarquer que les Juifs qui
dénoncent urbi et orbi les « mauvais »
Juifs, alors qu’ils n’ont jamais pris part à quelque vie juive que ce
soit,
fournissent justement l’argument de la bonne concience
(« philosémite ») aux tenants de cette attitude.
[7] Mais très cohérente. Cf. S.
Trigano, Les frontières d’Auschwitz. Le dérapage du
devoir de mémoire, Bibio-Essais, Livre
de
Poche-Hachette, 2005.
[8] Il faudrait écrire ici aussi
un article
sur la propagande de guerre du Hamas sur l’état des choses à Gaza dont
Hessel
s’était fait le petit facteur. Voir déjà mon article dans Le
Figaro (9 aôut 2010) sur cette
question
[9] C’est vrai que le Hamas dont
il s’était
fait le porte-parole est dans le camp des ennemis des rebelles…