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Chronique d’un divorce espéré
Par Gilles Bernheim *
Article mis en ligne le 10 décembre 2003

[Le Figaro - 09 décembre 2003]
L’intensité de l’émotion suscitée par les images de la cérémonie de Genève, lundi dernier, peut égarer l’analyse de ce qui est en cause et de ce qui s’annonce. A l’inverse de la cohabitation des deux peuples sur le même territoire, le texte de cet accord annonce clairement une séparation à peu près totale.

Ma conviction est que c’est la seule voie raisonnable. Le pacte de Genève sera peut-être - ou ne sera pas - l’amorce d’un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens. Mais ce pacte ne doit pas nous faire oublier le plan Clinton qui prônait il y a plus de trois ans un Etat palestinien indépendant. A l’époque déjà, il nous semblait que le terme de ce long et douloureux conflit était près d’être atteint, et que pointait à l’horizon de nos espérances l’avènement d’une période nouvelle de l’histoire de l’Etat d’Israël. Plus que jamais aujourd’hui, il nous faut maîtriser nos émotions quand bien même nous serions dans un état d’espérance retenue ou de désarroi et de colère mêlés.

Où en étions-nous avant le déclenchement de ces terribles violences qui marquent cette deuxième intifada, commencée pendant les négociations de paix menées par Barak ? Les Israéliens et les Palestiniens avaient trouvé le courage de négocier ensemble, chacun pour son avenir. En s’engageant dans la paix, les Israéliens savaient ce qu’ils risquaient de perdre, mais savaient aussi ce qu’ils pourraient gagner, et cela témoignait à l’époque déjà, si besoin était, de leur remarquable maturité politique. Les Israéliens engagés dans le processus de paix le faisaient parce qu’ils avaient le sentiment qu’une identité ne peut durablement et sans dommage continuer d’être aliénée par le précaire état de « non-paix » qu’ils vivaient et vivent toujours au quotidien. Ils étaient particulièrement soucieux du fait qu’un pays perpétuellement menacé, perpétuellement sur le pied de guerre, est en grande difficulté pour assurer pleinement toutes ses possibilités de développement tant individuelles que collectives, tant éthiques que sociales, tant éducatives que morales. Ceux-là mêmes considéraient que les territoires appréhendés par certains comme des atouts dans la négociation, étaient comme des brasiers dont le vent leur renvoyait trop souvent et trop fort les flammes, et que l’Etat d’Israël ne pouvait à perpétuité payer son existence du prix de ce sang et de ces larmes.

Il fallait négocier, et, aujourd’hui... il faut se séparer. Il n’y a d’autre issue à l’engrenage conflictuel et aux assauts de haine qui vouent Israël à la guerre totale et permanente. Il convient de négocier non plus une utopique coexistence pacifique, mais les conditions d’une séparation qui, seule, sera susceptible de rendre à Israël sa sécurité, et, au-delà, son intégrité. Négocier signifie sortir du rêve, du fantasme parfois, pour se confronter au réel. S’il est plus facile de rêver la totalité que de partager la réalité, seul le partage, si douloureux soit-il, permettra de trancher le noeud gordien, de libérer les Israéliens de l’emprise palestinienne.

En ce sens, la paix ne sera pas une tentative de conciliation, mais un divorce. Et des deux côtés, cette paix même lointaine suppose un renoncement. Cela, la majorité d’Israël l’a admis, comme l’avaient prouvé les efforts consentis à la fin des années 90 pour consolider l’avancée du processus de paix. Comme l’ont prouvé sa patience et sa persévérance malgré la résistance profonde des Palestiniens face au plan Clinton. Pourtant si Israël a beaucoup à perdre, les Palestiniens auraient tout à gagner de la paix. Sauf que tout se passe comme s’ils n’en savaient rien, serait-on tenté de dire, et comme si la proximité d’un état de paix provoquait une peur panique. Et là, entre en jeu le décalage culturel, politique, économique entre les deux peuples. Là où l’un s’efforce de mûrir en dépit de son scepticisme et de ses craintes légitimes, l’autre commence seulement à accéder à une conscience politique. Et ce début de conscience subit encore les assauts du discours « révolutionnaire », celui du tout ou rien, des espérances totales que l’approche imminente de la réalité projette dans une totale désespérance. Elevée dans cette culture révolutionnaire, une génération de Palestiniens a grandi dans l’adversité. Exaspérée, frustrée, son unité se soude dans la révolte, et ce combat la mobilise tout entière, repoussant sans cesse un retour sur elle-même. Devant l’inconnue de la paix qu’elle ressent comme une terrible peur du vide, la majorité des Palestiniens s’accroche au scénario sans cesse rejoué de l’intifada. Car dans ce scénario, toujours identique, simpliste et systématique, les rôles sont distribués une fois pour toutes et rien ne sollicite l’improvisation. Tant que l’autre est l’ennemi, tant qu’il est diabolisé, je sais qui je suis : l’ennemi de mon ennemi avec la conviction que Dieu marche à mes côtés.

Que se passerait-il, du côté palestinien, une fois la paix signée ? A quelle dépression amènerait la « démobilisation », quelle réaction auraient ceux dont la vie, tout entière vouée contre Israël, se retrouverait désoeuvrée, voire vide de sens ? Les Palestiniens ont, certes, tout à gagner de la paix. Mais ils auront tout à faire et tout à prouver, aussi, à ceux qui les soutiennent aujourd’hui inconditionnellement. A moins, comme on peut le croire parfois, qu’ils ne rêvent encore à la destruction d’Israël par les forces arabes unies, les Palestiniens semblent actuellement craindre la paix sans pour autant vouloir la guerre. Car l’intifada n’est pas la guerre. Elle est ce marasme comparable à une adolescence politique, dont le discours totalitaire se réfugie dans la violence au moment où elle est confrontée à la complexité de l’exigence démocratique.

C’est de ce marasme que les partisans de la paix des deux côtés cherchent à se dégager en comprenant que celle-ci est la meilleure des stratégies sécuritaires. Tout en réprimant les agressions, ils ne sont jamais découragés et continuent leur dure route vers la paix. Toute nouvelle flambée de violence ajoute à la difficulté. Même à contrecoeur, la négociation doit progresser, le divorce doit être prononcé. Loin d’un pacifisme angélique, il nous faut savoir qu’au-delà d’une signature, une paix sera de toute façon longue à s’enraciner et qu’elle passera par une éducation, un apprentissage, qui devra accompagner la séparation.

De nos jours, disait, dès 1981, l’historien Jacob Leib Talmon, « le seul moyen d’aboutir à une coexistence entre les peuples est, bien que cela puisse paraître ironique ou décevant, de les séparer ». Afin que, pour les uns et les autres, l’abandon du rêve, le renoncement à certaines espérances, le deuil d’une partie de la terre, ne soient pas vécus et transmis comme une trahison ou un arrachement aux racines, mais comme un partage inhérent à la volonté d’avoir choisi la vie. L’heure est grave et nous devons unir nos efforts pour gagner la paix. Il nous faut une fois encore surmonter nos émotions pour que les extrémismes de tout bord ne nous entraînent pas à rebrousser chemin pour une voie sans issue.

  • Grand rabbin (synagogue de la Victoire, Paris). Dernier livre paru : Réponses juives aux défis d’aujourd’hui (Textuel).


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