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Le retour d’un spectre : les « nouveaux réacs »
Pierre-André Taguieff * - Observatoire du communautarisme
Article mis en ligne le 14 décembre 2005
dernière modification le 31 décembre 2005

Dans cette tribune polémique publiée par l’Observatoire du communautarisme, le philosophe et politologue Pierre-André Taguieff pointe les dangers du politiquement correct et le retour du terrorisme intellectuel à gauche. Dans ce contexte, certaines associations communautaires n’hésitent pas à diffamer et à appeler à des représailles professionnelles les chercheurs ou intellectuels récalcitrants à leur vision du « devoir de mémoire ». Les discours de dénonciation de la France « néo-coloniale », prétendument « antiracistes », ont enfin fortement contribué à mettre l’accent sur les origines ethniques ou les identités religieuses supposées des jeunes émeutiers aux motivations floues d’octobre et novembre 2005.

Lancée en octobre/novembre 2002, la catégorie d’amalgame « nouveaux réactionnaires » a permis à quelques journalistes vindicatifs de manifester leur naturel hargneux et à des intellectuels militants de régler des comptes avec leurs rivaux ou leurs adversaires politiques.

L’expression polémique « nouveaux réactionnaires », étiquette conceptuellement vide mais aux fortes connotations négatives, est en effet destinée à un unique usage : marquer, disqualifier, couvrir d’infamie l’individu auquel on l’applique. Elle sert à fabriquer des suspects. Pour fonctionner correctement, elle doit jouer sur une idée reçue en héritage : la localisation à gauche, comme par nature, des « intellectuels », censés former une communauté d’appartenance définie par un ensemble de convictions idéologico-politiques.

Le « nouveau réac » est à la fois un traître, en tant qu’intellectuel (il est censé trahir sa communauté d’appartenance : les « intellectuels »), et, en tant que citoyen, un individu suspect, douteux, voire dangereux. Tout « intellectuel » suspecté de « glisser vers la droite », ou d’avoir des « idées de droite », voire d’éprouver de la sympathie pour telle ou telle personnalité de droite, peut faire figure de « nouveau réac ». Mais les usages polémiques de l’étiquette ne se réduisent pas à la dénonciation de la droitisation des analyses ou des sympathies : peut être qualifié de « nouveau réac » tout citoyen affirmant la valeur des principes républicains à la française, défendant la loi sur les signes religieux à l’école, se montrant dubitatif sur la construction européenne (telle qu’elle se fait) ou condamnant sans complaisance les actes de vandalisme commis par de « jeunes émeutiers » dans certaines banlieues françaises.

En outre, toute critique de l’islamisme (comme littéralisme fondamentaliste, ou comme idéologie djihadiste) étant assimilée par les prêcheurs néo-gauchistes (suivis par la gauche bien-pensante) à une manifestation d’islamophobie, il va de soi que le « nouveau réac » est nécessairement islamophobe. Une gauche sans projet a besoin d’ennemis haïssables, aussi fantasmatiques soient-ils. L’acte de les dénoncer lui permet de se donner une contenance, à défaut d’une consistance. Telle est la principale fonction de l’étiquette illégitimante, dans un contexte où les identités politiques sont floues : fixer une ligne imaginaire séparant la gauche de la droite. De quoi intimider les intellectuels en leur lançant le message : « Attention, ne pas franchir la ligne jaune ! » En servant d’anathème, l’expression infamante présente en outre l’avantage de renforcer la croyance dont vit la gauche « divine » : se croire moralement supérieure.

La locution « nouveaux réacs » aura servi d’abord d’instrument privilégié d’une courte, mais intense, chasse aux sorcières, durant l’hiver 2002/2003, dans le seul milieu des « intellectuels » (romanciers et philosophes, pour l’essentiel), comme si la catégorisation stigmatisante ne valait que pour eux. Elle fut une tentative de mise à l’Index, à travers la fabrication laborieuse d’une liste noire, où figurait déjà Alain Finkielkraut, à côté de penseurs tels que Pierre Manent, Marcel Gauchet, Alain Besançon, Jean-Claude Milner, Shmuel Trigano, etc. Une liste établie par Daniel Lindenberg dans son piteux libelle, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, édité dans la collection « La République des idées » (Le Seuil) par l’historien Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, qui n’a cessé, depuis, de participer aux campagnes de dénonciation des « mauvais sujets ». Un an plus tard, une autre liste noire, établie par un islamiste de charme, suborneur professionnel, mentionnait les « sionistes » les plus dangereux parmi les « intellectuels juifs », où l’on retrouvait Finkielkraut, à côté d’autres « intellectuels » jugés infréquentables (Alexandre Adler, André Glucksmann, etc.).

Dans l’espace politique tel qu’il pouvait s’observer en 2002/2003, on pouvait identifier aisément les « vieux » ou les « anciens réactionnaires » (de Le Pen à de Villiers), mais les « nouveaux réacs » demeuraient invisibles, ou étaient jugés négligeables. D’où la concentration exclusive des attaques contre des hommes de pensée ou d’écriture (ces derniers se limitant à Houellebecq, Dantec, Muray). La campagne contre les intellectuels « néo-réacs » a duré quelques semaines et les feux polémiques se sont provisoirement éteints, faute de combattants motivés. Sa relance contre une cible redéfinie, les « intellectuels sionistes », s’est heurtée à de fortes résistances dans l’espace culturel comme dans l’espace politique. Mais, pour les esprits paresseux du monde médiatique et les pense-menu teigneux de la gauche résiduelle, qui rêvent d’en découdre avec ceux qu’ils n’osent plus stigmatiser comme « fascistes », « nouveau réac » est une insulte toujours disponible.

Et la dénonciation du « complot sioniste » ou de « l’axe américano-sioniste » a été réactivée dans la mouvance du bouffon médiatique Dieudonné, dont on continue de sous-estimer l’audience. L’apparition d’un ministre populaire et atypique, Nicolas Sarkozy, nouvelle cible des bien-pensants de tous bords, a été une aubaine aux yeux des « stalino-trotskistes » (1) de notre temps : un nouveau « néo-réac » était né dans la classe politique traditionnelle. Il ne s’agissait pas de soumettre ses propositions ou ses actes à un examen critique rigoureux, d’en discuter le bien-fondé, mais de construire un personnage-repoussoir de droite : Le Pen occupant le poste « extrême droite » et de Villiers le poste « droite extrême », seul restait libre d’accès le poste « nouveau réac ».

La montée de la popularité du ministre de l’Intérieur dans le contexte des émeutes, montrant à quel point la gauche bien-pensante et les néo-gauchistes étaient coupés du peuple, ne pouvait que le transformer en cible principale de la nouvelle chasse aux sorcières, lancée au nom du « politiquement correct » le plus caricatural (« il a dit « racailles » ! »). Sarkozy pouvait être inclus dans la catégorie diabolisante élargie des « nouveaux réacs », version 2005. La chimère des « nouveaux réacs » semblait enfin prendre consistance politique, avec un Sarkozy érigé en chef de tribu.

Le terrorisme intellectuel, du Collège de France aux collèges de banlieues, de la haute à la basse intelligentsia, s’est forgé un nouveau langage en quelques années. Il va de pair avec la « communautarisation » croissante des approches des faits culturels et/ou historiques. Les lobbies associatifs font régner la terreur judiciaire dans l’espace public, où les universitaires et les chercheurs sont surveillés, menacés et diffamés. Certains d’entre eux accompagnent le mouvement, et n’hésitent pas à signer des pétitions appelant à des interdictions professionnelles.

Au nom de formes dévoyées du « devoir de mémoire » ou de la « lutte contre les discriminations », certaines organisations dites « communautaires », ou « identitaires » s’efforcent d’imposer, par un chantage judiciaire permanent, ou par des campagnes médiatiques, leurs visions militantes de l’histoire. Des « Collectifs » formés sur des bases ethno-raciales, dont l’intolérance active se camoufle mal derrière des slogans de facture « antiraciste », ont pour programme d’interdire les recherches sur des domaines « politiquement incorrects » (par exemple, la traite [des Noirs] interne à l’Afrique noire, ou la traite vers le monde arabo-musulman), d’imposer des jugements globalement criminalisants sur certaines périodes historiques (l’histoire de la colonisation, par exemple), et, plus généralement, de substituer un point de vue hyper-moral au travail de l’historien, du sociologue, ou de l’anthropologue.

Qu’un chercheur du niveau d’Olivier Pétré-Grenouilleau puisse être poursuivi devant les tribunaux pour ses travaux d’historien sur les formes d’esclavage autres que la traite [des Noirs] atlantique (seule prise en compte par la loi Taubira de 2001), voilà qui suffit à montrer les inquiétants progrès de la soviétisation des esprits en France.

Les délateurs et les diabolisateurs se sont remis au travail, après les trois semaines d’émeutes qui ont vandalisé certaines banlieues françaises (du 27 octobre à la mi-novembre 2005), dont les principaux acteurs furent des « jeunes des banlieues », le plus souvent de nationalité française. Des discours empathiques et complaisants ont érigé ces derniers en « victimes » (des « discriminations », dont la France « néo-coloniale » est supposée friande), acculées à s’exprimer par une « révolte » destructrice, sans revendications.

Ces discours de dénonciation, prétendument « antiracistes », ont fortement contribué à mettre l’accent sur les origines ethniques ou les identités religieuses supposées des jeunes émeutiers aux motivations floues. Quand les journalistes, les politiques et les sociologues ne peuvent rien expliquer, ils se rabattent volontiers sur les « identités ethnico-religieuses », couplées soit avec « l’islamisme », soit avec « le racisme » ou « les discriminations », entités censées rendre compte magiquement de tout ce qui dysfonctionne.

Causalité magique, dont on trouve des usages variables dans les milieux militants qui peuvent être diamétralement opposés. Plus généralement, il fallait trouver les véritables responsables de l’aggravation de la « fracture sociale » : pourquoi pas les intellectuels « lepénisés » ou « sarkozysés »  ? « La mise à l’Index est la mise en joue des temps de trêves », notait Jules Vallès. Dans les années 1950, Raymond Aron était traité de « fasciste » par ses ennemis installés dans le bon camp d’alors, celui du Prolétariat, figure héroïque aujourd’hui effacée. Les staliniens de l’époque dénonçaient, de façon prophétique, les « sionistes réactionnaires ».

Les ennemis du général de Gaulle n’ont pas hésité à utiliser, contre l’incarnation de la France libre, l’injure suprême : « Fasciste ! ». Depuis les années 2002/2003, tout intellectuel lucide et courageux est fusillé comme « nouveau réac » par de nouveaux exécuteurs, au nom des nouvelles figures du Bien, « victimes » transfigurées par un pseudo-antiracisme réduit à une rhétorique hyper-morale, destinée à intimider et à faire taire. Notre ténébreuse époque a les idoles victimaires qu’elle mérite.

Chez les nouveaux délateurs, on rencontre quelques stratèges cyniques, manipulateurs de médias, qui s’expriment peu, et beaucoup de boy-scouts, dont la bonne foi ne saurait être mise en doute. Ces derniers, par leur existence, ont le mérite de nous rappeler l’importance de la bêtise dans l’histoire. En 1936, André Suarès, l’un des premiers « intellectuels » à avoir discerné la commune nature du communisme et du nazisme, notait, avec lucidité et sagesse : « Chez beaucoup, la bêtise tient lieu d’honnêteté » (2). Si le développement durable est une utopie sympathique, la bêtise durable est une réalité transhistorique. Il n’y a rien à attendre de la bêtise, ni rien à faire contre elle. Oublions-la.


1) J’emprunte librement l’expression ironique à Guy Debord.

2) André Suarès, Valeurs, Paris, Grasset, 1936 ; rééd. in A. Suarès, Valeurs et autres écrits historiques, politiques et critiques, 1923-1948, édition établie par Robert Parienté, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2002, p. 547.

(*) Philosophe et politologue, directeur de recherche au CNRS. Dernier livre paru : La Foire aux « Illuminés ». Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Fayard/Mille et une nuits, novembre 2005. |



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