La journée du 9 janvier 2014 restera marquante dans les annales de la communauté juive de France, de la République française et aussi des spécialistes de droit administratif et de science politique . Car « l’affaire Dieudonné » n’était , au moment où le tribunal administratif de Nantes se voyait saisi en « référé –liberté » par ses avocats , ni anecdotique ni vénielle .
Il s’agissait de savoir si l’antisémitisme de Dieudonné M’bala M’bala pouvait être couvert légalement , être considéré comme l’expression d’une liberté fondamentale : la liberté d’expression , et continuer sa prolifération . En l’occurrence , c’est le Ministre de l’ intérieur , Manuel Valls , qui a pris , comme l’on dit , les choses en mains et , soutenu par la Garde des sceaux , maints collègues du gouvernement et le président de la République , a su engager cette triste affaire sur le seul terrain où elle pouvait être résolue : celui du respect de la loi et du droit. La confrontation était périlleuse . Juridiquement et politiquement .
Avant d’examiner l’ordonnance rendue en urgence par le Conseil d’ Etat statuant au contentieux , sur appel du Ministre de l’intérieur , après la décision en première instance du tribunal administratif de Nantes favorable à Dieudonné , et avant d’en retirer les enseignements principaux pour l’avenir , il faut rapidement revenir sur ce jugement initial , sur son impact immédiat et sur ses conséquences s’il avait été validé .
I .Procédures d’urgence .
Le « référé- liberté » , introduit par les conseils de Dieudonné tendait à l’annulation de la décision antérieure du préfet de Loire Atlantique interdisant la tenue dans la localité de Saint Herblain du spectacle - ou de la prestation ainsi qualifiée - de Dieudonné intitulée « Le Mur » . Pour quel motif ? Celui-ci n’était pas des moindres : pour antisémitisme avéré de son auteur et risque sérieux de troubles à l’ordre public . Suivant les avocats de Dieudonné, cette interdiction préfectorale , étayée par une circulaire du Ministre de l’ intérieur , était illégale et portait atteinte , comme on l’a dit , à une liberté fondamentale , ce qui justifiait la procédure d’urgence ainsi lancée .
Dans une République il n’est pas d’alternative au respect de l’ Etat de Droit . Lorsque les juges ont tranché , et sous réserve d’user de toutes les voies de recours prévues par la loi , leur décision doit être respectée . Comme l’écrit Thomas Mann précisément dans son récit : Das Gesetz : « Que j’aie tort ou que j’aie raison : la Loi ». D’où l’extrême appréhension de tous les observateurs , dans un sens ou dans un autre , relativement à la décision du Tribunal Administratif de Nantes . D’autant que d’éminents spécialistes de droit administratif penchaient pour l’autorisation finale du spectacle au regard d’une jurisprudence , à leurs yeux assurée , du Conseil d’ Etat symbolisée par un arrêt « Benjamin » du 19 mai 1933 . Et lorsque ce 9 janvier 2014 la décision du juge administratif est tombée et qu’elle autorisait le spectacle au motif qu’il ne pouvait être taxé d’antisémitisme , pour beaucoup il a fallu prendre sur soi . D’autant que Dieudonné, avec ses conseils , se sont mis , eux , à crier « victoire » tandis que Dieudonné en personne proclamait que « le combat » ne faisait que commencer . On peut sans peine imaginer quelles connotations peut recevoir le mot de « combat » , et toute la terminologie approchante , sur le terrain de l’antisémitisme.
Le Ministre d’ l’intérieur ayant à son tour interjeté appel ,en invoquant l’atteinte à la dignité de la personne humaine qui affligeait le spectacle interdit par l’autorité préfectorale , tout restait suspendu à la décision du Conseil d’ Etat , à son tour saisi en urgence et ouvrant son audience à Paris quelques heures à peine après la décision du Tribunal administratif de Nantes . Comment dissimuler que ces quelques heures puis celles de l’audience furent celles d’une dure attente ? Comment ne pas avoir redouté que la plus haute juridiction administrative française autorise à son tour le spectacle d’un individu ayant fait par ailleurs l’objet de plusieurs condamnations pénales pour antisémitisme et haine raciale ? Une validation à ce niveau n’allait- elle pas faire céder l’une des plus hautes et fortes digues dressées légalement contre l’antisémitisme ? La vision ne quittait plus les esprits : Dieudonné entrant sur la scène du Zénith , ovationné par 5000 spectateurs , et brandissant la décision du Conseil d’ Etat avant de faire entonner « Shoah Ananas » ! Comment ne pas avoir eu à l’esprit d’autres visions , en des temps qu’on a eu le tort de croire abolis …
Et puis le Conseil d’ Etat a rendu sa propre ordonnance , en sens contraire de la décision rendue quelques heures plus tôt par le Tribunal Administratif de Nantes : l’interdiction préfectorale n’était pas entachée d’illégalité ; ses motifs étaient confortés et la décision du tribunal nantais invalidée pour mauvaise appréciation des circonstances de l’affaire , particulièrement du risque sérieux de troubles à l’ordre public . L’annulation du « spectacle « de Dieudonné était maintenue et il fallait désormais s’y conformer .
II .Antisémitisme et ordre public .
L’ordonnance rendue ce 9 janvier prendra certainement place dans le vénérable ouvrage de Mrs Long , Weil et Braibant sur « Les grands arrêts de la jurisprudence administrative » . Elle donnera lieu à de savants commentaires dont on espère qu’il ne se départiront jamais de la sérénité qui sied aux juristes. Que faudrait –il déjà en retenir , là encore en « référé de lecture » si l’on pouvait avancer cette expression ?
D’abord les références primordiales du Conseil d’ Etat , à commencer par le Préambule de la Constitution et la Convention européenne des droits de l’ Homme . Ensuite le rappel de sa propre jurisprudence , soulignant qu’elle ne se limitait au fameux arrêt « Benjamin » , qu’elle comportait deux autres arrêts : celui du 27 octobre 1995 : « Commune de Morsang – sur- Orge , et celui du 16 février 2009 : Hoffman- Glemane . Trois références cohérentes et corrélatives . La première rappelle le principe intangible de la liberté d’expression ; la seconde la nécessité de respecter la dignité humaine dans l’usage de cette liberté ; et la troisième- que l’on avait sans doute oubliée ou minimisée – la responsabilité de l’ Etat français dans la mise en oeuvre de la déportation des Juifs de France et dans la propagation de l’antisémitisme .
Le raisonnement de l’instance d’appel s’est déployé ensuite à partir d’un constat expressément formulé : « Le spectacle tel qu’il est conçu contient bien des propos de caractère antisémite , qui incitent à la haine raciale et font en méconnaissance de la dignité de la personne humaine l’apologie des discriminations , persécutions et exterminations perpétrées au cours de la seconde guerre mondiale » ; et que ce contenu raciste est gagé , si l’on peut ainsi s’exprimer , sur les neuf condamnations pénales de Dieudonné, dont sept à titre définitif . Ce qui a fondé l’autorité administrative concernée à prendre légalement la décision attaquée , et cela , ajoute le Conseil d’ Etat , tant par les pièces du dossier que par les échanges tenus au cours de l’audience publique .
D’où ce nouveau rappel didactique à l’endroit des partisans de l’autorisation sous réserve de poursuites ultérieures en cas de dérapage : la loi fait un devoir à l’autorité administrative , es qualités , de prévenir ces troubles lorsqu’ils sont avérés et de ne pas attendre qu’ils se produisent puis qu’ils dégénèrent .
Telle est l’interprétation de la loi , tel à présent est l’ Etat de droit .
Dès le lendemain , les conseils de Dieudonné ont cru devoir s’engager dans la même démarche contentieuse vis à vis d’autres interdictions préfectorales , à Tours et à Orléans . La procédure a été suivie dans les mêmes conditions et elle a aboutit aux mêmes ordonnances, la Préfecture de Paris ayant quant à elle interdit ce spectacle au Théâtre de la Main d’ Or .
Bien des commentaires suivront donc cette série de décisions . Un enseignement , parmi d’autres , mais majeur , doit cependant être souligné concernant la notion même de troubles à l’ordre public . En quoi consistait exactement ceux que le Ministre de l’ Intérieur a voulu prévenir ? S’agissait –il exclusivement d’un risque matériel de confrontation physique sur les lieux du « spectacle » ou dans ses alentours ? Probablement . Il faut toutefois tirer toutes les conséquences de la troisième référence jurisprudentielle , qui se rapporte elle même à une autre décision du Conseil d’ Etat , rendue en assemblée le 12 avril 2002 sur requête de … Maurice Papon . C’est dans cette décision qu’est rappelée la responsabilité de l’Etat français , lors de l’Occupation , dans la propagation de l’antisémitisme génocidaire et dans la déportation bureaucratiquement organisée des Juifs de France . En ce sens , pour la haute juridiction administrative , l’antisémitisme n’est pas condamnable à titre seulement intellectuel , idéologique ou affectif .Il ne relève pas seulement du droit pénal individuellement appliqué . Il porte atteinte à la notion même d’ordre public républicain . Le professer , en faire l’apologie pour reprendre les termes de l’ordonnance du 9 janvier , c’est défigurer la France et rendre à l’ Etat le visage de l’ Occupant et de la Collaboration .
Il faut espérer que les spectateurs , actuels ou potentiels , de Dieudonné , que ses commanditaires et même que ses conseils le comprennent et qu’ils ne plongent pas d’avantage leurs mains dans cette boue ineffaçable , tant elles est toujours mêlée de cendres et de souffrances .