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Elie Wiesel : « Israël veut la paix
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Article mis en ligne le 13 août 2005
dernière modification le 16 août 2005

Aujourd’hui, pour le dernier volet de la série du Figaro sur Israël, le Prix Nobel de la paix, Elie Wiesel, familier de la scène politique israélienne, analyse les défis qui attendent l’État juif et ses voisins.

LE FIGARO. - A la veille du retrait de Gaza, de nombreux commentateurs insistent sur la conversion du premier ministre israélien au « pragmatisme ». Partagez-vous leur analyse ?


Elie WIESEL. - Cette évolution d’Ariel Sharon ne m’étonne guère. Je m’y attendais depuis qu’il est devenu premier ministre. Car c’est une constante dans l’histoire d’Israël. Chaque fois qu’un général accède à des responsabilités politiques élevées, il se transforme en homme de paix. Et il place alors toute son énergie et toute sa créativité au service d’un règlement pacifique. Ce retournement philosophique, politique et humain a été opéré le jour où Sharon a dit publiquement - et à mon avis sans cynisme - qu’il voulait parvenir à la création d’un Etat palestinien.

Etes-vous inquiet pour le déroulement du désengagement ?


J’espère qu’à la dernière minute, ceux qui rêvent d’attiser la violence d’une frange minoritaire renonceront à leur politique du pire. Et que des voix rabbiniques et spirituelles s’élèveront pour les mettre en garde, et leur rappeler que la limite de la violence ne doit surtout pas être franchie. La décision du retrait de Gaza est une décision souveraine du peuple d’Israël. Elle ne saurait être contestée.

Emmanuel Lévinas expliquait que la sainteté d’un homme est toujours plus sainte que la sainteté d’une terre. Est-ce cette distinction qui disparaît avec la modalité ultranationaliste du sionisme religieux ?


Je me sens proche de l’inspiration de Lévinas et de son « humanisme de l’Autre homme ». D’ailleurs, nous avons eu tous les deux l’immense privilège de bénéficier de longs échanges avec notre maître commun, Chouchani. Lorsque, dans la Bible, il est dit : « Vous allez bâtir un sanctuaire pour moi et je résiderai parmi eux », il est fait allusion à une sainteté qui dépend de la conduite des hommes et qui procède de leur capacité à observer un comportement éthique. Pour tout dire, je ressens de l’inquiétude quand ce commandement est oublié. Et chaque fois, plus largement, qu’une religion sacrifie la relation éthique à l’idolâtrie et au fanatisme. Le judaïsme n’est pas plus menacé qu’une autre religion par ce type de dérives. Le fanatisme est une tentation universelle, qui induit les hommes à commettre des actes que le Dieu dont ils prétendent se réclamer ne peut que réprouver.

Spinoza appelait cela : « Faire délirer les dieux avec les hommes »...


En effet, si, par exemple, un fanatique se sert des rouleaux de la Torah pour tuer d’autres hommes, il ne fait qu’inverser l’échelle des valeurs religieuses - qui place toujours la vie au-dessus de la Loi. Comme vous le savez, dans le judaïsme, le lieu le plus saint est le Temple. Certains étudiants du Talmud ont des disputes fameuses sur ce que nous appellerions aujourd’hui des « études de cas ». Imaginons, se disent-ils, qu’un homme mette le feu au Temple et, pour ce geste, soit tué par un autre. Et ils s’interrogeaient : « Lequel des deux est le plus coupable ? » Leur conclusion est limpide : s’il était resté en vie, le premier homme aurait dû être puni de trente-neuf coups de fouet. En revanche, le second, qui lui a ôté la vie, méritait, selon eux, la peine capitale. Ce midrash résume admirablement l’éthique du judaïsme : toute vie est plus sainte que le plus saint des lieux de la terre !

Quel est le plus grand danger pour Israël ?


Rabbi Nachman de Bratzlaw insistait sur l’importance de ne pas avoir peur et de ne pas perdre l’espoir. Je m’interdis en toute occasion de céder au pessimisme. Je suis convaincu que Sharon veut la paix. Je pense aussi qu’un Etat palestinien va naître bientôt - et le plus tôt possible sera le mieux. Mais ce qui m’apparaît aussi, c’est qu’Israël a été, le premier, exposé au danger qui menace désormais le monde entier : le terrorisme suicidaire. J’ai coprésidé, avec le premier ministre norvégien, une conférence dont le thème était : « Combattre le terrorisme pour l’humanité ». De nombreux chefs d’Etat - dont Jacques Chirac - avaient répondu à notre invitation. Nous avons réfléchi ensemble aux stratégies à déployer pour empêcher le terrorisme de vaincre. Pour ma part, j’ai proposé de déclarer le terrorisme « crime contre l’humanité ». Certes, cette dénomination n’exercerait pas d’effet dissuasif sur les terroristes - mais sur leurs complices, en revanche, certainement. Il faudrait en outre arrêter de qualifier les auteurs d’attentats suicides de « kamikazes ». Les kamikazes, historiquement, étaient toujours des soldats - et non des « partisans » engagés dans une guerre civile -, et leurs cibles étaient toujours exclusivement d’autres militaires. Quant aux nihilistes du XIXe siècle, dépeints par Dostoïevski ou par Camus, ils tuaient les gouverneurs, mais ils épargnaient leurs femmes et leurs enfants... En Israël, à New York, à Madrid ou à Londres, ce sont toujours les civils, de tous âges et de toutes conditions, qui sont visés.

Longtemps, le terrorisme a été considéré comme une révolte désespérée. Est-ce toujours le cas ?


J’espère que non, car cette interprétation repose sur un contresens. La grande majorité des terroristes impliqués dans les attaques du 11 Septembre étaient issus de familles très aisées. Où est, par ailleurs, le désespoir quand on choisit la mort, non pour mourir, mais pour tuer ? Il importe bien sûr, au plan mondial, de faire reculer la pauvreté et la malnutrition. Mais ne nous leurrons pas : ce n’est pas la misère, en l’occurrence, qui nourrit le terrorisme. C’est le fanatisme.

Parce que ce dernier est un « apocalyptisme » ?


En effet, le grand danger qui nous menace collectivement, c’est cette forme de guerre tout à fait atypique et inédite qui culmine dans le culte de l’anéantissement. Il est tellement facile, de nos jours, de tuer à grande échelle. Je suis hanté par ces scénarios de dévastation. Evidemment, mon activité d’enseignant et d’écrivain m’a convaincu du caractère décisif de l’éducation. Or celle-ci exige de disposer du temps. En avons-nous face à l’ivresse de destruction du terrorisme ? Face au spectre d’attaques chimiques et bactériologiques ?

Sommes-nous menacés par un réflexe d’« apaisement » ?


Entre l’appeasement et la paix, je choisis - vous l’aurez compris - la paix. Parce que l’appeasement n’est que la caricature de la paix. La paix, en revanche, mérite qu’on lui sacrifie beaucoup. Les Israéliens le montrent de manière exemplaire. Pour revenir au terrorisme de masse, je crains que, si rien de sérieux n’est entrepris, le XXIe siècle reste dans les annales de l’histoire comme le siècle du terrorisme. Aussi n’avons-nous plus qu’un seul recours.

Lequel ?


Celui de convoquer, au niveau international, une emergency conference permettant aux chefs d’Etat et aux principaux administrateurs de la police de prendre des initiatives concertées.

En Europe, dans certaines franges de l’opinion, la dénonciation d’Israël et du sionisme a gagné récemment en vigueur. Comment analysez-vous ce phénomène ?


Cette résurgence provient de lieux, de milieux et de personnes dont j’attendais autre chose. Depuis quelque temps, ce sont des personnes issues de l’extrême gauche qui ont pris la tête de l’offensive idéologique consistant à comparer l’Etat d’Israël à l’Allemagne nazie, ou à tracer un signe d’équivalence entre Ariel Sharon et Adolf Hitler. Une diabolisation aussi outrancière renvoie à une tentative de délégitimation extrêmement perverse, qui équivaut à légaliser l’antisémitisme.

Quelles sont, d’après vous, les racines intellectuelles et politiques de ces dérives ?


Contrairement à certains, je ne fais pas remonter l’origine de ce « nouvel antisémitisme » à la seconde intifada palestinienne. J’ai l’impression que cette grammaire de la haine a commencé à se déployer, en fait, dès la première intifada. De nombreux commentateurs et de nombreux journalistes ont alors commencé à perdre toute mesure dans leur façon de relater le conflit. Leur intelligence et leur faculté critique étaient littéralement hypnotisées par le spectacle schématique de l’affrontement entre des tanks et des enfants armés de pierres. Il est tellement plus facile de faire la critique des tanks que celle des parents envoyant leurs enfants en première ligne ! Et puis... n’oubliez jamais la force du conformisme.

Du conformisme, c’est-à-dire ?


Une partie de la gauche européenne, de ce point de vue-là, ne fait que suivre la mode quand elle reprend à son compte l’idée d’un « axe américano-sioniste » ou d’une convergence totale entre les intérêts, les ambitions et les moyens d’une petite nation comme Israël et d’une grande puissance comme les Etats-Unis. Maintenant, si vous ajoutez un ingrédient religieux à ces théorisations géopolitiques, vous obtenez un poison redoutable. Je suis assez étonné qu’aucun des auteurs de diatribes enflammées contre Israël oublie de mentionner qu’il n’y a jamais eu d’Etat palestinien dans l’histoire. Autre escamotage : lors du « plan de partage » de novembre 1947, les habitants juifs de Tel-Aviv ont dansé de joie, et ce, alors même que, selon ce document - rejeté par les Arabes - Jaffa ou Lydda devaient revenir à la partie palestinienne. Qui rappelle en outre qu’en 1967, le premier ministre israélien, Levi Eshkol, a envoyé trois messages au roi Hussein de Jordanie, dans l’espoir de le convaincre de ne pas entrer en guerre ? Ou enfin que l’OLP n’est pas née du refus de l’« expansionnisme » israélien, puisque sa création remonte à une année - 1964 - où il n’existait aucune implantation israélienne ? Mis bout à bout, ces amalgames et approximations finissent par promouvoir des rapprochements inopinés et des alliances malsaines entre des idéologies que tout sépare, d’un bord extrême à l’autre du spectre politique, hormis leur hostilité viscérale à l’égard des juifs.

La visite d’Ariel Sharon à Paris, à la fin du mois de juillet, a-t-elle constitué l’esquisse d’une réconciliation entre la France et Israël ?


C’est difficile à apprécier « à chaud ». Ce qui est sûr, c’est qu’une affinité élective n’a jamais cessé d’exister entre la France et les juifs. Et j’aime à penser que ce n’est pas par hasard que la plupart des maîtres du Talmud, à l’instar de Rachi, étaient français. Dans mon enfance, à Sighet, j’ai d’ailleurs appris mes premiers mots de français en étudiant les commentaires de Rachi, cet homme qui n’hésitait pas à écrire, face à une difficulté d’interprétation : « Je ne sais pas. »



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