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A propos du pamphlet de Lindenberg :« Il veut fasciser l’inquiétude »
A bout portant
Alain Finkielkraut, philosophe
Article mis en ligne le 7 décembre 2002
dernière modification le 7 mai 2003

Le Soir : On peut s’interroger sur la place que le pamphlet de Lindenberg occupe dans le débat public en France. N’est-ce pas lui faire un excès d’honneur ?

A.F. : Daniel Lindenberg dresse une liste d’intellectuels qu’il accuse d’avoir créé les conditions qui ont permis en France, le 21 avril 2001, le score de Le Pen au premier tour des élections présidentielles. Il leur reproche d’appartenir à une mouvance non seulement réactionnaire, mais maurrassienne, c’est-à-dire fascisante, voire davantage, puisqu’il les accuse de se référer plus volontiers qu’avant à Carl Schmitt, le philosophe allemand, spécialiste du droit (1888-1985). Or, ajoute Lindenberg, on sait quelles ont été les accointances douteuses de Schmitt avec le national-socialisme. Cette accusation est exorbitante. Il est tout à fait légitime que les intellectuels visés protestent. On ne peut pas se laisser traiter de néofasciste sans réagir. La réaction a été à la mesure de la diffamation. Si aujourd’hui le débat occupe tant de place, ce n’est pas du fait des intellectuels diffamés. Des journalistes ont considéré qu’il s’agissait là d’un livre et d’un débat importants. Je pense que c’est un livre médiocre et que ce n’est pas un débat puisqu’il s’agit non pas d’une discussion, mais d’une incrimination.

Le Soir : En lisant Lindenberg, j’ai songé à ce que dit Marx dans « Le 18 Brumaire de Louis Napoléon » sur les événements qui surviennent deux fois : une fois comme tragédie et une fois comme farce. La nostalgie d’un passé héroïque auquel nous n’avons pas pris part ne nous fait-elle pas sans arrêt nourrir de faux débats ?

A.F. : Notre génération est condamnée à l’autosuspicion permanente. Sommes-nous voués à répéter l’histoire sous forme de farce ? J’ai eu cette impression en Mai 68, quand nous hurlions « CRS-SS ». Je l’éprouve à nouveau en pensant à cet antifascisme complètement délirant qui domine la scène publique française. Mais nous vivons les retombées de l’accident déplorable et dérisoire qu’a été le score de Le Pen. Pour un certain nombre de gens de gauche, en France, cet accident a été perçu comme un événement providentiel. La France intellectuelle et médiatique regorge de chercheurs de fascisme qui se sentent revivre dès qu’ils voient pointer le museau de leur ennemi. Pourquoi sinon parce que le fascisme permet de fuir dans la dénonciation d’une volonté mauvaise une réalité déconcertante et difficile ? Depuis Robespierre, les adolescents et les intellectuels adorent remplacer les problèmes par les salauds. C’est une nouvelle crise de puberté politique que nous traversons.

Le Soir : Pour enfoncer ses adversaires « réactionnaires », Lindenberg les traite d’antidémocrates. Ne confond-il pas à dessein antidémocratisme et critique justifiée de la démocratie ?

A.F. : Bien sûr. Et c’est là que son livre a quelque chose de nouveau. L’antifascisme mensonger était depuis 1945 l’apanage de la pensée communiste, puis de la pensée radicale. Lindenberg n’appartient pas à cette école ; il est démocrate, il publie dans une collection que dirige Pierre Rosanvallon, représentant de la deuxième gauche. On peut se demander : « Qu’est-ce qu’il leur prend ? » Je crois que, à côté de cette radicalité toujours vivante, nous avons affaire à ce qu’on pourrait appeler des Pangloss de la modernité (Pangloss, précepteur du Candide de Voltaire, NDLR).

Le Soir : Vous voulez dire des gens pour qui tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ?

A.F. : Précisément. Ce sont des gens qui refusent de prendre acte de la crise du progrès et de la modernité en général. Le contraire de réactionnaire, c’est progressiste. Le progrès selon Lindenberg, c’est l’école massifiée, la culture de masse et le tourisme universel. Quand on fait la liste des formes de la modernité qu’il veut défendre, on a un frisson de terreur. L’heure n’est plus à la confiance dans l’avenir, mais à l’inquiétude. Et Lindenberg veut, comme d’autres avec lui, culpabiliser, voire « fasciser » l’inquiétude. Vous ne vivez pas ce que vous vivez, vous ne voyez pas ce que vous voyez, nous serinent-ils, tout se passe dans votre tête, l’insécurité n’a pas augmenté et l’école va de mieux en mieux. « Le Rappel à l’ordre » peut être lu comme le catéchisme des amis du désastre.

Le Soir : N’y a-t-il pas une confusion entre démocratie et médiocratie ?

A.F. : Disons que l’égalité change de sens. L’égalité démocratique, c’est le fait de donner à chacun sa chance. L’égalité aujourd’hui, c’est l’affirmation que nous sommes égaux d’ores et déjà et pour l’éternité et qu’aucune inégalité n’est légitime. Pas plus celle du talent que celle de la fortune ou de la naissance. D’où la suspicion grandissante des bons élèves à l’école : on dit qu’ils sont des initiés, qu’ils ont des avantages liés à leur environnement familial. Au lieu que l’école fonctionne à l’émulation, elle fonctionne à la culpabilisation des bons élèves, comme si aucune inégalité n’était tolérable ! A ce train, nous risquons d’entrer dans une démocratie du ressentiment.

Le Soir : Lindenberg invente une nouvelle catégorie d’intellectuels : les Juifs maurrassiens. Qu’en pensez-vous ?

A.F. : C’est le noeud du livre et c’est ce qui me fait penser que nous ne vivons pas seulement dans un climat de farce, mais aussi de tragédie. Ce livre est aussi une retombée française de l’Intifada. Aujourd’hui, les Juifs sont une cible. Et ils ne sont plus une cible pour les racistes ou les antidémocrates. Ils sont une cible pour ceux qui se vivent comme l’avant-garde de la démocratie. Je suis accusé de maurrassisme, parce que je ne me suis pas complètement désolidarisé d’Israël. Je suis accusé de manipuler les faits parce que je constate et combats la montée très inquiétante d’une judéophobie d’origine islamique en Europe. La mise en cause des Juifs au nom de la démocratie, c’est un phénomène extrêmement angoissant. Une modernité hantée par le métissage n’a pas de place pour un racisme venu de l’extérieur. Ce que nous dicte l’idée de métissage, c’est de combattre sans cesse nos propres tendances au repli, c’est de pratiquer l’ouverture permanente, étant bien entendu que l’autre est toujours bon. Du coup, si l’autre est toujours bon, parler aujourd’hui d’antisémitisme, c’est entretenir l’islamophobie. Voilà le reproche fondamental qui nous est fait et la raison pour laquelle nous pouvons être agrégés à une mouvance maurrassienne complètement fantasmatique. Qu’il y ait de l’antisémitisme, c’est déplorable, mais ce le serait moins s’il était constaté par tous et si les Juifs se sentaient soutenus. Tel n’est pas le cas et ce sont souvent des intellectuels juifs qui, au nom de cette conception un peu délirante de la modernité, décrètent que cet antisémisme est une illusion et accusent les Juifs d’extrémisme politique, voire de racisme antimusulman.



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