(...) contrairement à l’affaire Al Dura, celle de Dan Rather « n’a pas provoqué la mort de nombreuses personnes ». Il note cependant des similitudes entre la réaction de France 2 et celle de CBS qui consiste « d’abord à essayer de cacher, puis nier et diffamer (...) Ludovic Monnerat
Larticle précédent se terminait sur une note plutôt optimiste concernant la perspective de laprès Dan Rather : la tentative dédification, par CBS, dune nouvelle réputation, sappuyant sur des journalistes plus consciencieux. Est-ce cependant bien cette direction que va prendre la chaîne américaine ?
Stanley Kurtz
Ce nest pas lavis de Stanley Kurtz, chercheur au Hoover Institution et spécialiste de lanthropologie sociale. Sexprimant le 15 janvier dernier dans le National Review Online (NRO), il prétendait, au contraire que, lorsquun media, du fait de sa partialité, était rejeté par une partie de son lectorat, il devait, afin de ne pas perdre son carré de lecteurs, épouser leurs attentes, quitte pour cela à accroître encore la partialité à lorigine de la perte dun grand nombre dentre-eux.
Ce phénomène demballement, connu sous le nom de rétroaction positive, est le même que celui qui contribue au réchauffement sans fin de notre planète, connu lui sous le nom deffet de serre. Nous serions ainsi embarqués dans une spirale infernale qui, dans le cas de leffet de serre sopère par une augmentation du taux de dioxyde de carbone et se traduit par une augmentation sans fin de la température. Dans le cas des medias, la rétroaction positive se produirait par une critique systématique à leur encontre et se concrétiserait, selon Stanley Kurtz, par un accroissement sans fin de leur partialité.
Kurtz sappuie sur lexemple des années 60 pour expliquer le mécanisme par lequel le processus de division du paysage médiatique américain sest progressivement auto renforcé. Il démontre que les principaux medias, alors acquis aux idées de la gauche libérale, ont forcé les conservateurs à créer des médias alternatifs. Ainsi, alors que sexprimaient de plus en plus de critiques à lencontre des médias libéraux (gauche aux Etats-Unis, par opposition bipolaire aux conservateurs), ces derniers, soumis à lévolution de plus en plus libérale de leurs lectorats, ne pouvaient faire autrement quaccompagner leur détermination politique. Cest ce qui pourrait bien arriver aujourdhui à CBS News dont la réputation dimpartialité lui importerait moins que son adhésion au libéralisme quil lui faut à tout prix préserver au risque dhypothéquer sa survivance financière.
Randall Parker
Pour le chercheur en éducation Randall Parker, la pertinence de la théorie de Kurtz ne fait aucun doute : ce quil définit comme étant un « cycle de division » conduit à renforcer les différents communautarismes, cest-à-dire à favoriser la dynamique consistant à ce quun individu se regroupe autour dautres individus avec lesquels il se reconnaît à partager des valeurs semblables. La tendance à lexplosion des canaux de diffusion serait, en partie au moins, un reflet de cette dynamique.
La toque de fourrure de la vérité
Cest, selon Parker, ce qui expliquerait lévolution du New York Times (NYT), qui fit, le 7 février dernier, une démonstration éclatante de la désinformation quil pratique dans son traitement de lactualité proche-orientale. Lincident survint lorsque, reprenant dans ses colonnes un article du Herald Tribune [1], quotidien quil filialise, le New York Times sautorisa à amputer ledit article dun paragraphe qui ne cadrait pas avec sa politique éditoriale.
Ce paragraphe révélait le flagrant délit de mensonge de lenvoyé permanent de la chaîne publique française FR2 en Israël, Charles Enderlin, en relatant le fait que le rédacteur en chef de lExpress, Denis Jeambar, avait écrit dans le Figaro qu'il n'y avait pas d'images de lagonie de l'enfant dans les rushes en possession de France Télévisions. Ce même paragraphe, jeté aux oubliettes du New York Times, indiquait également que les rushes contenaient de nombreuses scènes dans lesquelles les Palestiniens « jouaient » à la guerre contre les Israéliens en simulant, dans la plupart des cas, des blessures imaginaires.
Les lecteurs du New York Times durent donc se passer de cette information, quitte à consulter la version longue de larticle qui était disponible dans le Herald Tribune.
Labsence de ce paragraphe restera comme une tache indélébile dans le paysage des archives de la presse américaine. Elle nous ramène, aux première lignes écrites par lauteur dorigine tchèque Milan Kundera dans Le livre du rire et de loubli [Folio ; Mai 1987 ; 6,20 ] :
« En février 1948, le dirigeant communiste Klement Gottwald se mit au balcon dun palais baroque de Prague pour haranguer les centaines de milliers de citoyens placés sur la place de la vieille ville. Ce fut un grand tournant dans lhistoire de la Bohême. Un moment fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire.
Gottwald était flanqué de ses camarades, et à côté de lui, tout près, se tenait Clementis. Il neigeait, il faisait froid et Gottwald était nu-tête. Clementis, plein de sollicitude, a enlevé sa toque de fourrure et la posée sur la tête de Gottwald.
La section de propagande a reproduit à des centaines de milliers dexemplaires la photographie du balcon doù Gottwald, coiffé dune toque de fourrure et entouré de ses camarades, parle au peuple. Cest sur ce balcon qua commencé lhistoire de la Bohême communiste. Tous les enfants connaissaient cette photographie pour lavoir vue sur les affiches, dans les manuels ou dans les musées.
Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître de lHistoire et, bien entendu de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Là où il y avait Clementis, il ny a plus que le mur vide du palais. De Clementis, il ne restait que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald. »
La section du New York Times en charge du respect de ladéquation orthodoxe à la ligne éditoriale du quotidien a, à linstar des responsables de la propagande du parti communiste tchèque, fait disparaître de ses colonnes le paragraphe qui contredisait son message habituel ; un paragraphe dont labsence brille en comparaison de sa présence dans le Herald Tribune. Elle se présente à lobservateur en négatif (par son absence), comme la toque de fourrure de Clementis se livre à nous en positif (par sa visibilité).
Ce sont des taches de ce genre qui serviront aux futures générations à mieux lire lépoque que nous vivons actuellement, tout comme aujourdhui la disparition de Clementis sur la photo décrite par Kundera nous aide à comprendre la dynamique médiatique des années du communisme soviétique.
Un peu doptimisme
Peggy Noonan
Peggy Noonan, journaliste au Wall Street Journal, faisait, quant à elle, le 13 janvier dernier, le constat que laffaire Rather avait mis un terme au monopole quont exercé, pendant le dernier demi-siècle « les trois gros réseaux, la demi-douzaine de grands journaux ainsi que la poignée de magazines hebdomadaires », autrement dénommés MSM pour Mainstream Media, ou de façon plus acerbe Methyl Sufonyl Methane par les linguistes du parti conservateur.
Noonan ne partage pas le point de vue du directeur du département politique de NewsWeek, Howard Fineman, quelle décrit volontiers comme « lidéal platonique de la galaxie MSM » : point de vue selon lequel le courant MSM serait né à lissue de la seconde guerre mondiale dans la mouvance du consensus modéré qui gouvernait alors le pays. Selon ma consoeur, cest la perte de son monopole qui entraîna le MSM à sa propre perte. Elle explique dailleurs cette idée le plus simplement du monde : « lorsque lon donne des alternatives aux Américains, ils les saisissent. »
Peggy Noonan ne cache pas son optimisme et constate que cette crise est susceptible de donner naissance à autre chose : une réalité cacophonique, mais « une cacophonie au sein de laquelle la vérité a plus de chance de se faire entendre ». Cest de ce progrès quelle parle lorsquelle constate que « plus aucun groupe individuel ne contrôle linformation ». Pour reprendre sa métaphore, cest ainsi que les bloggers, tels Little Green Footballs (LGF), ont désormais « leurs bureaux dans les murs de ce château dont les portes ont été forcées, citadelle jusque-là réservée aux quelques centaines de bobos de la 57e avenue qui, de leur île de Manhattan, ont longtemps matraqué le continent américain de leur propre façon de percevoir lactualité ».
Le temps de la mainmise dun clan sur linformation lui paraît révolu. Place au citoyen en mesure désormais dimpacter lHistoire, comme ce fut le cas de linfluence de la blogosphère sur le RatherGate.
Lévolution du MSM semble aller aujourdhui dans le sens dun coming out libéral. Peu à peu, les Newsweek et autres New York Times sont amenés à afficher, sans complexe, leur partisanisme, ce qui, du point de vue de Peggy Noonan, est loin dêtre un inconvénient : le monde médiatique ne gagne-t-il pas, en effet, à abattre ses cartes ?
Quelquun a-t-il dit « guerre civile » ?
Ludovic Monnerat
Dautres points de vue se tiennent résolument à lécart de loptimisme affiché par la journaliste du Wall Street Journal. Cest le cas de Ludovic Monnerat, par exemple, officier de larmée suisse, expert militaire pour un certain nombre de médias dont Le Temps genevois. Dans un article diffusé sur le site Evoweb, média consacré à lévolutionnisme et à la société, Monnerat sappuie en effet sur le raisonnement de Stanley Kurtz, considérant quil « permet aussi de prévoir quelle orientation va choisir France 2 pour se sortir de l'affaire Mohammed Al Dura ». Après avoir noté les « différences essentielles entre cette affaire et le Rathergate, lofficier helvète nous rappelle que, contrairement à laffaire Al Dura, celle de Dan Rather « n'a pas provoqué la mort de nombreuses personnes ». Il note cependant des similitudes entre la réaction de France 2 et celle de CBS qui consiste « d'abord à essayer de cacher, puis nier et diffamer ». Et Monnerat den conclure que « les combats de la Metula News Agency et de Serge Farnel (votre humble serviteur) pour la déontologie journalistique ne mèneront à rien ».
Il est à espérer que le raisonnement de Stanley Kurtz ne soit pas applicable à laffaire Al Dura : lespoir réside en ce que les analystes américains que je mentionne dans cet article traitent de lévolution naturelle de médias privés, dont la pérennité dépend du nombre de leurs clients ; dans le cas de France 2, chaîne sous contrôle gouvernemental, lattitude du média répond aux directions politiques dictées par le pouvoir français. Il sagit de deux modus operandi fort différents, que les Américains nont pas envisagés, vu quil nexiste pas de service public dinformation aux USA. En France, lexposition de France 2 face notamment à la critique et à la justice internationales est en définitive celle de lEtat et du gouvernement. Les obligations du service public sont en effet codifiées par des chartes, par des lois nationales et par des directives européennes, ce qui permettra, en principe, dobliger France Télévisions à avouer ses fautes et à rétablir la vérité.
La distinction qui précède vaut son pesant dor surtout lorsque lon prend connaissance de ce que lhypothèse formulée par Kurtz quant à la direction que pourrait prendre notre société suite à la simple expression de la critique dun média pourrait avoir des conséquences extraordinaires. Stanley Kurtz naffirme-t-il pas : « À lextrême, de telles critiques pourraient conduire à une guerre civile » ?
Notes :
[1] http://www.iht.com/articles/2005/02/06/business/video07.html