Amir Peretz : le socialo de Sdérot
Autant le dire tout de suite, cette élection change tout dans lhorizon politicien de lEtat hébreu, et ce, pour de nombreuses raisons. Pour les comprendre, on suivra lhyperbole qua dessinée dans lair le nouveau leader travailliste lors de sa première interview télévisée suivant sa victoire ; elle sarticule sur trois axes : léconomie doit servir lhomme lhomme doit rechercher la paix la paix favorise léconomie. Le cercle parfait, en quelque sorte ?
Peut-être, mais qui marque un très net coup de barre vers le retour au socialisme classique, avec lequel le parti avait pris ses distances ces dernières années. Certes, Shimon Pérès, le Raymond Poulidor de la politique israélienne, avait qualifié lorientation économique dictée par le pénultième ministre des Finances du Likoud Benjamin Netannyahou de capitalisme de cochons mais sa remarque était restée sans suite. Le Maarakh, le parti travailliste, avait pris ses habitudes dans la coalition Sharon dans laquelle il occupe huit ministères sur vingt et se faisait à lidée de demeurer la seconde formation du pays, sans trop se fatiguer.
Cela faisait effectivement fort longtemps que lon avait pas vu les socialistes dans la rue, et il nest pas excessif de parler à leur égard de "gauche caviar", tant le terme seyait à définir leur (in)action. Cest par là qua toujours péché Shimon Pérès, sa distance à la rue, son incapacité à se mobiliser pour mobiliser les électeurs.
Amir Peretz, cest tout son contraire. Il est la rue ! Peretz est jusquà maintenant le secrétaire national de la très puissante fédération syndicale Histadrouth, une centrale quon situerait en France, osons un transfert à des fins explicatives, entre la CGT et la CFDT, et qui ne souffre daucune concurrence sérieuse dans le monde du travail.
Mais cela nest pas le seul contraste entre les deux hommes que tout sépare. Lâge : Pérès a quatre-vingt-deux ans, Peretz cinquante-quatre. Les origines : Pérès est né en Pologne et Peretz au Maroc, doù il a émigré avec ses parents à lâge de quatre ans. Le milieu : Pérès, Prix Nobel, président dinstituts, habite et fréquente le Nord bourgeois de Tel-Aviv et est un familier estimé de lenvironnement des affaires. Peretz quant à lui vient de la petite cité de développement de Sdérot, rendue célèbre par les missiles Qassam que lui envoient ses voisins immédiats de Gaza. Le chef syndicaliste na jamais quitté Sdérot, dont il fut maire et où il demeure en famille avec ses quatre enfants.
Il est facile dimaginer que lirruption de cette wilde khayé (terme yddish à caractère humoristico-raciste jadis utilisé par les Juifs originaires dEurope pour qualifier leurs coreligionnaires africains et signifiant littéralement animal sauvage) dans le sérail feutré du parti ex-socialiste dIsraël ne fait pas que des heureux. Ce dautant plus que Peretz a déjà trouvé le temps dannoncer quil allait sentretenir avec le premier ministre Sharon afin de convenir du démembrement de la coalition ainsi que dune date pour des élections générales anticipées. Les ministres rose pâle ont été pris de court.
Et au niveau national aussi, lélection de ce socialo du Néguev, voisin géographique du ranch des Sycomores, dynamise tous les enjeux. Alors que le parti travailliste se préparait, résigné, à une défaite honorable sous la conduite de Shimon Pérès lors des prochaines élections prévues dans la première moitié 2006, lavènement de Peretz fait en sorte que le Maarakh, presque à son corps défendant, possède désormais des chances réelles de revenir aux affaires.
Deux raisons simples à cela : lune tient à la politique de réformes économiques hyper libérale du Likoud ; si elle a sans aucun doute assaini léconomie dIsraël et renforcé la classe moyenne, elle a, tout aussi sûrement, précipité un bon tiers des habitants de ce pays sous, ou à proximité, du seuil de pauvreté. Des centaines de milliers dIsraéliens vivent aujourdhui dans la misère et ils ont limpression, à juste raison, que leurs problèmes nintéressent pas les élites politiques du gouvernement et de la Knesset. Pour cette plèbe, et pour les très nombreux Israéliens que cette incurie exaspère, laccession dun syndicaliste aux accents populeux, qui place la question sociale au centre de son programme de gouvernement, à la présidence du Conseil constitue une option tentante. Deuxièmement, Amir Peretz serait le premier premier ministre sépharade dIsraël, et pour beaucoup de Likoudniks fanatiques dAfrique du Nord, cette vision surpasse dans lordre des priorités leur fidélité traditionnelle au parti de Menahem Bégin.
On ajoutera à ces considérations le fait que le nouveau candidat socialiste ne fait pas partie de loligarchie des politiciens issus de larmée, comme Sharon, Netannyahou, Rabin, Weizmann, Dayan etc. ni du creuset des anciennes familles dirigeantes de lépoque davant lindépendance, dite du "Foyer national", du Yshouv. Et, pour dire les choses crûment, une grande partie des Israéliens peu éduqués, exclus des milieux daffaires et peu friqués en ont ras-le-bol dêtre continuellement dirigés par des personnes appartenant au même cercle et dont ils sont exclus. Pour risquer un second parallèle avec la France, ce sentiment ressemble à celui qui fait florès dans lHexagone à légard de la caste des promus des grandes écoles. Quelque part, le peuple ressent que ses oligarques rament dabord pour leur paroisse, quils se soucient de leurs intérêts et quils manichéisent à dessein le débat politique afin de sassurer que, alternance ou pas alternance, cest toujours la même manière de penser et les mêmes "profiteurs" qui restent en place.
Ce ras-le-bol est fort répandu en terre sainte, au point, avec les autres facteurs que jai brièvement évoqués, de menacer la suprématie dAriel Sharon aux prochaines élections générales. Tenez, je maventure même à faire une prévision (ce qui en étonnera plus dun parmi mes amis et mes confrères) : lors dun duel électoral mettant aux prises Sharon en tant que leader du Likoud et Peretz en tant que chef de file de la Avoda [1], à moins que néclate entre-temps un conflit armé majeur dans lequel Israël serait partie prenante, cest Amir Peretz qui lemporterait.
Croyez bien que jai pris en compte, pour aboutir à cette prévision, tous les critères scientifiques à disposition dun analyste stratégique. Non, je nai pas changé de job, je ne suis pas devenu Monsieur Soleil !
Est-ce à dire que les dés sont jetés ?
- Non ! Il y a encore une variante à intégrer et vous aller voir quelle nest pas négligeable. Ariel Sharon fait actuellement face à une fronde ouverte à lintérieur de son parti. En dépit de leur défaite au sein du comité central du Likoud, lors de leur tentative de renverser lhomme des Sycomores, les "rebelles", les mordim, sous la conduite de Bibi Netannyahou et dUzi Landau ont refusé la semaine dernière de se plier à la discipline de vote du parti, rejetant la nomination de deux des trois nouveaux ministres proposés par Sharon. Du coup, la majorité de la Knesset a refusé la proposition du premier ministre, qui a essuyé un revers non seulement cuisant, mais également annonciateur dorages au sein du Likoud.
Au Likoud où lon assiste à un schisme de facto comme tous les observateurs ladmettent ; on prêtait de plus en plus sûrement, ces tous derniers jours, à Ariel Sharon lintention de créer un nouveau parti de centre-droit et de laisser le Likoud aux rebelles, qui seraient immédiatement et de ce fait marqués très à droite sur léchiquier politique israélien, loin des préoccupations de la majorité écrasante de nos compatriotes.
Mais lélection dAmir Peretz à linvestiture travailliste menace à son tour lintégrité du Maarakh. Premier test : les ministres roses accepteront-ils de remettre leurs portefeuilles comme lexigera lhomme de Sdérot ? Oui pour certains, comme Ophir Pines-Paz, le ministre de lIntérieur, très attaché à limage du parti et au choix démocratique de ses membres. Beaucoup moins sûr en ce qui concerne la vieille garde et les péressiens, qui seront tentés, cest certain, de sassocier à Ariel Sharon dans la fondation de ce qui deviendrait alors un parti commun, dans lequel se rejoindraient les exilés du Likoud et ceux de la Avoda.
On obtiendrait ainsi un paysage politique reconstitué, qui refléterait plus adéquatement la réalité des courants, des forces et des alliances dans ce pays. Les extrêmes perdraient des points, de même, dans une moindre mesure, que les formations religieuses et le parti laïc Shinouï, représentant les classes bourgeoises. On se retrouverait avec Peretz à gauche et un parti qui deviendrait probablement social-démocrate, le parti Sharon-Pérès au centre de léchiquier, sorte de parti républicain, et le New Likoud de Netannyahou et Landau sur laile droite.
Lissue délections entre ces trois courants, pour linstant virtuels, dépendra du taux de migration vers le parti centriste en provenance du Likoud et des travaillistes. La victoire pour le siège de premier ministre devrait alors se disputer entre Sharon et Peretz et elle serait fort serrée.
Je vois dici les arguments des uns et des autres Les travaillistes migrateurs reprocheront à Amir Peretz son absence dexpérience ministérielle et militaire. Peretz jouera sur lâge de ses contempteurs, leur moindre sens démocratique et la nécessité de changement. Bref, la surprise issue des primaires dhier nous a injecté une bonne dose dadrénaline, de quoi animer le débat politique durant les longues veillées de cet hiver, qui, et cest ma dernière confidence du jour, commençait à lasser.
Notes :
[1] Le parti travailliste ou mifleget ha-avoda, parti du travail, ou simplement Avoda, Travail, et encore Maarakh, abréviation formée par ses courants constituants.