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À la rencontre de Boris Cyrulnik avec « Les Amis du Crif »
Hélène Keller-Lind
Article mis en ligne le 25 juin 2016

Salle comble pour la conférence-débat avec Boris Cyrulnik organisée le 22 juin 2016 par les Amis du Crif. En le présentant, Roger Cukierman, qui termine son troisième mandat à la tête du Crif à la fin du mois, notait : « nous avons pas mal de points communs. Nous avons été des enfants cachés et la résilience, on sait ce que c’est », évoquant alors « un monde devenu fou ». « J’ai commencé ma vie prisonnier d’un langage totalitaire, et c’est prisonnier d’un langage totalitaire que je commence le dernier chapitre de ma vie », répondait Boris Cyrulnik au cours d’un remarquable tour d’horizon mené par le journaliste Frédéric Haziza.

Une petite enfance à Bordeaux, marquée par rafles et déportations

« Après la Libération, on expliquait tout par la folie d’Hitler. J’ai alors pensé que si je devenais psychiatre cette folie ne reviendrait jamais. Mais il n’était pas fou, il était atteint d’une maladie psycho-sociale » expliquait Boris Cyrulnik qui devint un psychiatre, psychanalyste, spécialiste en éthologie et auteur de nombreux ouvrages renommé. Celui qui était alors un petit enfant avait déjà eu un parcours très difficile sur lequel il est revenu pour répondre aux questions du journaliste Frédéric Haziza et de la nombreuse assistance lors de la conférence-débat organisée par les « Amis du Crif » le 22 juin 2016.
« Orphelin, j’étais le seul à avoir des parents parfaits, ma mère toujours jeune et belle et mon père combattant dans un régiment d’étrangers volontaires, » se souvient-il. Des parents déportés et assassinés à Auschwitz. Où, dit-il il ne pourra jamais se rendre, ne pouvant y aller « en touriste » et se refusant à ce que leur « tombe soit Auschwitz », une idée qui lui est « insupportable. Je veux », conclut-il, que « leur tombeau soit un livre »...

Lui, dans un premier temps, avait échappé à la rafle des Juifs bordelais, organisée par le préfet Maurice Papon, mais au moment où il s’était retrouvé abandonné, il avait eu un trou de mémoire. Recueilli, sa « mémoire est revenue le 6 janvier 44 », dit-il, « au moment de mon arrestation ». Il avait six ans et demie. Arrêté « par quatre hommes portant des lunettes noires, le chapeau rabattu sur les yeux, » il pensa alors « être très important », mais savait qu’il n’avait pourtant « pas commis beaucoup de crimes, si ce n’est avoir bien dû voler du chocolat... Très étonné » , il entendit Marguerite Farge, la personne qui l’avait recueilli, dire à ceux qui étaient venus l’arrêter : « si vous le laissez vivre on ne dira pas qu’il est juif ». Il ne savait pas ce que cela voulait dire mais comprit « qu’être juif condamnait à mort, mais aussi ce qu’était le remède : garder le silence ». Il découvrit bien plus tard que cent quarante enfants avaient été arrêtés pendant cette rafle et découvrit son nom sur un bordereau de l’époque où figuraient une dizaine d’autres noms d’enfants, « le plus vieux âgé de onze ans, le plus jeune de deux mois... ».
Enfermé dans une synagogue avec d’autres personnes raflées, il parvint à se cacher et échappa ainsi à la déportation. Il se forgea alors « une mémoire recomposée, remaniée à la manière des chimères où tout est vrai mais dans un patchwork d’une vérité qu’on recompose ». Sans parents, il fut malgré tout « entouré de gens chaleureux, protecteurs » pour être ensuite placé à l’Assistance publique qui, raconte-t-il avait alors un régime draconien et glaçant. Les enfants ne pouvaient pas parler et on ne leur parlait pas.

Quarante ans de silence et une injonction de parler

S’en suivirent « quarante ans de silence » sur les sujets essentiels car les adultes, décidément très bêtes, dit-il, ne le croyaient pas quand il racontait son histoire et, plus tard, il se tut car « il ne fallait pas transmettre notre angoisse à nos enfants ». Il devint, dit-il, « bavard et je parlais pour ne pas dire la condition de Juif et la disparition de mes parents. »
Il observe que l’injonction de se taire, de ne pas dire, faite aux victimes s’applique à d’autres cas, comme celui des survivants des attentats du Bataclan.
Le réalisateur Louis Malle, avec qui il a correspondu, devint alors son « porte-parole ». Pour explique-t-il, « dire ce que je n’avais pas la force de dire et alors que je voulais ne pas faire de mal à mes enfants ». Louis Malle qui raconte sa propre histoire dans « Au revoir les enfants » et qui, sans le vouloir, d’un simple « regard avait désigné à la Gestapo un enfant juif caché dans son pensionnat ». Pendant des années « il n’osa pas le dire et pour racheter sa faute fit ce film ». Or, « il faut dire, que ce soit par un film, ou un essai, comme Primo Levi » ou de quelque manière que ce soit, affirme Boris Cyrulnik qui rompit aussi son silence lorsqu’il connut ce qu’il appelle « un autre effarement dans ma vie : le négationnisme », pensant alors « si je me tais je serai complice des négationnistes. »
Il a eu d’autres rencontres avec l’antisémitisme. Comme lorsqu’il était étudiant en médecine et qu’à l’annonce des résultats d’examen, des étudiants ironisaient « dès qu’ils entendaient un nom qui fleurait l’Europe centrale en lançant ’mort pour la France’ ». Quant son nom fut appelé il devança les moqueurs en criant « mes deux parents, sont morts pour la France »...

Les héros dont ont besoin les enfants, rôle des parents, métiers de la petite enfance et fanatisation

Un parcours tragique qui a été pour lui matière à de profondes réflexions sur des sujets essentiels. Ainsi décrit-il ainsi la condition des enfants : « ils ont besoin de héros, qui, comme l’étoile du berger, donnent la direction : une maman , avec qui on n’a plus peur, un premier héros, le deuxième héros est un papa qui a un pouvoir séparateur ». Son héros fut Tarzan. Tarzan, dit-il, en évoquant un éducateur particulièrement dur, « aurait tué ce type » que, lui, dut subir...

Dans le contexte actuel il faut donc, estime-t-il, « améliorer les métiers de la petite enfance et impliquer les pères ». Pères qui furent « napoléoniens » mais « furent assassinés par les féministes en 1970. Il y avait trop de pères avant mais de moins en moins » aujourd’hui. Il évoque alors le Qatar, l’un des nombreux pays où il s’est rendu en observateur à l’œil particulièrement aiguisé. « À Doha », dit-il, « il n’y a plus de pères du tout ». L’argent coulant à flots, si « les mères gardent un pouvoir affectif, les pères ne travaillent pas. Soit ils battent leurs enfants, soient ils achètent des pick-up Mercedes et le permis à des gosses de treize ans. Et ils achètent des hôpitaux australiens, avec équipement et personnel médical... », les accidents étant fréquents. Ce qui donne des gamins qui, au sortir de l’école, balancent à toute volée leur cartable à des bonnes qu’ils appellent « slave » - esclave- et qui se précipitent pour les ramasser, témoigne Boris Cyrulnik.
Il rapporte par ailleurs ce qu’il a entendu dans les Territoires palestiniens : « nos pères sont des vaincus, pas des modèles, ils ne nous sécurisent pas ».

« Une fonction paternelle qui dépend étonnamment de la culture » note-t-il. « En Europe du Nord la violence était une valeur adaptative....en moins d’une génération l’éducation l’a fait disparaître ». Il reviendra plusieurs fois sur cet exemple de l’Europe du Nord qui a su construire une société apaisée et l’a fait en un laps de temps très court.
Il ajoute, par ailleurs, « qu’au Moyen-Orient la fanatisation des enfants commence dès la maternelle » et évoque « les excellentes écoles du Hezbollah » dans ce beau pays qu’est le Liban, « où dans les dessins animés les Juifs mangent le cœur des enfants »...
À propos de l’école il estime qu’en avoir été interdit pendant la guerre était « un cadeau du ciel » et qu’il faut « donner des notes le plus tard possible... »

Terroristes, doxa, langage totalitaire et défaillances socio-culturelles

Pour Boris Cyrulnik l’erreur est « de mettre les terroristes en vedette », ce qu’ils recherchent en perpétrant des crimes « volontairement horribles pour passer à la télévision ou sur Internet ». Il donne l’exemple de Mohamed Merah, « dont on a montré régulièrement le visage à la télévision » devenu « presque un frère ». À Marseille, dit-il, « des tas de gosses ont pu dire que Mohamed Merah avait tué des mécréants, qu’il avait fallu une armée contre lui. Il est devenu un modèle, un héros, héroïsé par les médias ». Autre remarque : « Il s’agit d’une stratégie. Les médias racontent tout. À propos des attentats du Bataclan, on connaît tout sur les assassins qui sont vedettarisés, rien sur les victimes ».

Il évoque aussi « des jeunes déculturés, devenus des gogos, des pigeons. Vous nous nous croyez minables, mais maintenant, vous avez peur de moi »...Boris Cyrulnik cite alors Michelet qui estimait que « quand l’État et la culture sont défaillants, alors les sorcières apparaissent ». Il y a, dit-il « des jeunes qui flottent...une désorganisation, une défaillance socio-culturelle, une convergence de causes. Notre culture ne propose pas de relais, elle est défaillante... »
Et il partage ce qu’il a constaté dans le cadre d’une étude psychologique de terroristes en prison. « Ce qui les caractérise est qu’ils sont pervertis par le langage totalitaire où il n’y a pas d’altérité. C’est un monde sans autres, avec un Dieu, une théorie idéologique unique, une loi. Hitler ou Staline étaient les seuls à avoir raison ». Il parle de « conformisme », du « bonheur de la soumission », de « contagion émotionnelle », de « doxa avec un récit répété à en perdre son jugement » et donne pour exemple « l’épidémie nazie qui a mis dix ans à s’installer », ajoutant qu’avec Internet ce phénomène « se fait en un mois ». Or, « il est difficile de dire non quand on est pris par la doxa ». Un exemple encore : celui du Rwanda où ceux qui dirent non au début furent confrontés ensuite à des risques, avant d’être « emportés par la bourrasque du génocide...comme cela est arrivé avec les Allemands ». Il ajoute que « si l’on s’associe on parvient à la victoire ensemble et en cas de défaite on n’est pas responsable, on n’a fait qu’obéir ».
Boris Cyrulnik remarquera, au cours du débat : « J’ai commencé ma vie prisonnier d’un langage totalitaire, et c’est prisonnier d’un langage totalitaire que je commence le dernier chapitre de ma vie ». Pour lui, « on court à la catastrophe », ce qui le rend néanmoins paradoxalement optimiste car il faudra ensuite reconstruire.
Il se montrait très favorable au projet de « centres de résilience » que souhaite voir s’installer Françoise Rudetzki, victime d’un attentat en décembre 1983 à Paris et déléguée générale de SOS-Attentats, association qu’elle a créé. Il faut, dit-elle, « former des soignants, il faut des recherches, des échanges et des intervenants sur les lieux d’attentats ». En effet, on « recommande aujourd’hui des recherches pluridisciplinaires », notait Boris Cyrulnik, citant de tels centres « dans beaucoup de pays comme au Brésil, au Canada ou en Suède » et ajoutant « le meilleur tranquillisant est l’autre qui me connaît bien et si mon ordinateur est stupéfiant, il ne me sourit pas »...Ceci alors que les pouvoirs publics nous préviennent que le risque terroriste est toujours bien présent. Boris Cyrulnik soulignant, à ce propos, le nombre élevé « d’attentats dans les pays arabes, le Moyen-Orient souffrant le plus et ce sera pendant plusieurs générations ».

En réponse à une question de la salle, il décrivait ce qu’est « la fonction de la religion : un accès à la transcendance, socialiser les âmes et ne pas être uniquement dans l’immanence ». Il évoque un « vivre ensemble qui évolue par l’argumentation avec un ethos, une hiérarchie des valeurs » mais note qu’il n’y a « pas une seule religion sans dérive totalitaire ». Il disait aussi que, bien entendu, la politique est partout ou encore que « tout se joue avant 120 ans, après il est difficile de jouer », car « toutes les cultures évoluent et le font maintenant à une vitesse stupéfiante ».

Pour retrouver Boris Cyrulnik il y a ses nombreux ouvrages publiés entre 1983 et aujourd’hui, ses interviews et ses interventions disponibles en ligne.

Cette conférence-débat organisée par « les Amis du CRIF », association très appréciée lancée à l’initiative de Roger Cukierman, la dernière de son troisième mandat présentée par le Président du Crif, avait fait salle comble. La prochaine a été annoncée pour le 13 septembre 2016, avec Nathalie Kosciusko-Morizet, candidate aux primaires des Républicains pour l’élection présidentielle de 2017.



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