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Pour comprendre les dessous du double attentat de samedi
Turquie : six portes àouvrir...
Alexandre Adler - Le Figaro
Article mis en ligne le 21 novembre 2003

Lorsqu’une tragédie survient sur fond de dramatisation générale, il est bon de décomposer aussi précisément que possible le tourbillon dans lequel on se trouve pris.

La Turquie, qui a été victime la semaine dernière d’un nouvel attentat particulièrement meurtrier, est un très bon exemple de la complexité actuelle de la violence exercée sur l’ensemble de l’aire musulmane par al-Qaida. Il y a en effet six portes àouvrir pour comprendre pleinement la nature du crime commis.

1. L’attentat antisémite visait àl’évidence les rapports qu’entretient la Turquie avec Israë l.Il fait pendant, dans le temps, avec le précédent attentat des années 90 contre la synagogue Neve Shalom et, dans l’espace, avec les attentats commis au Maroc voici six mois, dont la finalité était exactement la même : désigner du doigt la collusion d’un pouvoir musulman avec l’ennemi juif. Dans le cas turc, les planificateurs de l’attentat ont manifestement voulu prendre en compte la lente mais inexorable dégradation de ces rapports judéo-turcs depuis plusieurs années.

Dès le déclenchement de l’intifada des mosquées en l’an 2000, le leader de la gauche laïque,Bülent Ecevit,n’avait pas hésité àparler de « génocide du peuple palestinien ». Il est vrai que l’ancien premier ministre avait, dans les années 60, prôné une véritable « politique arabe » de la Turquie qui impliquait alors une révision drastique de l’amitié israélo-turque, laquelle remonte officiel-lement aux années 50 et àla montée d’un nationalisme arabe allié de l’Union soviétique, mais qui, en fait, prend sa racine dans l’engagement des premiers sionistes d’avant 1914, dont Ben Gourion et Ben Zvi dans le mouvement Jeunes-Turcs àSalonique, et même, si l’on veut accepter de réfléchir sur la longue durée, depuis la nomination de Joseph Nasi, le duc de Naxos, comme grand vizir de l’Empire ottoman àl’apogée du combat avec l’Espagne au XVIe siècle.

Il est certain que le courant islamiste, parvenu àprésent au pouvoir, a également manifesté dans sa jeunesse turbulente un antisémitisme nullement dissimulé, dont son chef tutélaire Necmettin Erbakan était le plus coutumier. Les nouveaux dirigeants du Parti de la justice et du développement (AK) ont certes tourné verbalement la page, mais ne brà»lent pas d’amour pour une alliance stratégique officialisée en 1996 entre Ankara et Jérusalem, qu’ils considèrent comme un héritage malheureux de l’armée, dont ils vont pouvoir se débarrasser un jour, grâce àl’Europe.

Tout récemment un énergumène, classé autrefois àgauche,publiait une version
« made in Turkey » du complot juif mondial en accusant àtort et àtravers la plupart des intellectuels libéraux du pays d’appartenir àcette minorité dite des « Dönmehs », c’est-à-dire de ces juifs qui s’étaient convertis àl’islam au XVIIe siècle àla suite du faux messie Shabbataï Zvi et qui sont restés jusqu’àaujourd’hui fidèles àleur secte « judéo-islamique ». Si la plupart des personnes retenues ne sont en rien des sabbatéens, il n’en demeure pas moins vrai que ces derniers ont joué un grand rôle dans le mouvement Jeunes-Turcs et ont donné depuis le début du siècle quatre ministres des Affaires étrangères àla Turquie dont l’ultime, le social-démocrate Ismaïl Cem jusqu’aux élections de l’an dernier.

Il est certain que la réprobation de la grande majorité des Turcs, y compris bien sà»r des électeurs du parti AK, est très majoritaire. Mais les dirigeants d’al-Qaida qui méprisent profondément la Turquie laïque n’en ont cure : ils veulent dès aujourd’hui polariser la bataille politique et constituer, sur leurs positions terroristes, une petite minorité active, en attendant comme tout le monde le déclin du mouvement islamiste modéré.

2. Ici apparaît la volonté d’al-Qaida de récupérer le maximum d’actifs de l’entreprise terroriste iranienne en dépôt de bilan. Car Téhéran est aujour-d’hui àla veille d’un grand tournant diplomatique et stratégique lié àl’avan-cée rapide et pacifique de ses partisans en Irak et de ses alliances toutes idéologiquement modérées en Afghanistan, au Pakistan et même en Jordanie ainsi qu’àOman. Plus question dès lors d’utiliser de petits groupes terroristes àl’aveuglette, ni de donner des prétextes aux néo-conservateurs américains pour maintenir leur isolement.

Ce sont ainsi des milliers de violents, autrefois rattachés àl’Iran révolu-tionnaire, qui se retrouvent dans la nature en perdant peu àpeu leurs appuis logistiques. Or ce sont bien les services secrets iraniens, en alliance avec le groupe Abou Nidal, àl’époque disponible, qui avaient perpétré le premier attentat très sanglant contre Neve Shalom, dans les années 80. Dans ces conditions, la récidive vaut pour un appel général : « Chiites extrémistes abandonnés, faites confiance àOussama Ben Laden ». On verra ainsi peu àpeu des réseaux -ici turcs, làpalestiniens-, liés autrefois aux services secrets syriens et au Hezbollah libanais, faire allégeance àla nouvelle centrale intégriste sunnite et égypto-saoudienne.

3. Il y a un véritable coup de billard àfrapper la Turquie actuelle. Le mini-stre des Affaires étrangères du nouveau régime,Abdullah Gül, a beau multiplier ses professions de foi européennes, personne ne peut oublier son engagement de vingt ans dans l’économie et la politique saoudiennes, tout récemment encore àla tête de la Banque arabe saoudienne. Grand ami de son homologue le prince Saoud,lui-même de mère turque et anti-américain convaincu, Gül reste un relais très important pour la politique de réforme que mène dans la péninsule le prince Abdallah. Sa méthode a consisté jusqu’àprésent àcontourner ses ambas-sadeurs kemalistes pour se concerter directement avec les Saoudiens et autres Arabes modérés, notamment dans la crise irakienne où il a été l’un des plus actifs àprévenir une intervention turque.

C’est précisément cette politique arabe modératrice de la Turquie et cette intégration jusqu’àprésent réussie d’islamistes modérés àla vie démocratique voire àl’européanisation du pays, que visait tout particulièrement al-Qaida. La cible centrale du mouvement terroriste demeure eneffet en priorité l’Arabie saoudite et le Pakistan.Tout ce qui, dans ces deux pays, conduit àl’existence de troisièmes voies de compromis entre islam et Occident doit être abattu en priorité. C’est cela aussi qui fait de la Turquie une cible privilégiée.

4. L’armée turque a beau hésiter encore àse déployer en Irak, bien qu’elle y soit déjàprésente, les services secrets turcs (le MIT) opèrent déjàdans le pays au côté des Américains : leur mission est d’encourager et de retourner une minorité turkmène initialement très hostile aux Kurdes et qui souvent, sur le terrain,jouait le jeu de Saddam Hussein.A ces hommes de culture turque, Ankara fait miroiter la possibilité d’une réelle autonomie régionale et linguistique, un peu sur le modèle de ce qui existe déjàen Bulgarie. Cela aussi ne fait pas les affaires d’al-Qaida, qui, ici, agit en alliance avec les sunnites insurgés d’Irak et leurs nouveaux parrains syriens, qui se sentent acculés àDamas même par la triple pression de Washington, de Jérusalem et toujours d’Ankara, au profit de tendances plus libérales de la communauté alaouite au pouvoir.

5. Même si l’Irak demeure un sujet de préoccupation constant, le véritable souci des centres civils et militaires du pouvoir turc demeure la candidature de la Turquie en Europe. Paradoxalement, les kémalistes appuyés sur l’armée, qui incarnent depuis un bon siècle la tendance occidentaliste, commencent às’inquiéter de plus en plus des termes que Bruxelles entend leur imposer. Tout se passe comme si les Européens souhaitaient dire non àla Turquie, en élevant sans cesse la barre de leurs prétentions, plutôt que d’accepter en face le débat sur la possible adhésion d’un des plus grands pays d’islam àla construction européenne.

Non moins paradoxalement, les islamistes - même modérés, dont la formation conservatrice et souvent chauvine les oppose tout naturellement àl’Europe - sont aujourd’hui en flèche pour utiliser la demande d’adhésion afin de déman-teler le pouvoir militaire, ou les limites que la laïcité constitutionnelle continue àleur imposer et en réalité toute la vieille culture européenne d’Istanbul. Le président Mao appelait cela agiter le drapeau rouge contre le drapeau rouge. Il n’est pas impossible que le résultat post-traumatique de cet attentat soit aussi une exacerbation des tensions entre jeunes islamistes et jeunes colonels pressés d’en découdre làoù leurs chefs respectifs, Recep Erdögan, le premier ministre et le chef d’état-major, le général Hilmi Ozkök, sont parvenus jusqu’àprésent àcalmer le jeu.

6. L’attentat d’al-Qaida, attendu par les services secrets turcs depuis une dizaine de jours, montre enfin une parfaite maîtrise de la chronologie de la vie politique du pays. Nous sommes en effet àquelques semaines de l’entrée de Chypre dans l’Union européenne. Cette affaire capitale, malgré l’exiguïté de la population de l’île, pourrait précipiter toute la société turque dans la crise. Il s’avère en effet que les positions de négociation des communautés grecque et turque de l’île demeurent trop éloignées àcette heure pour parvenir àun compromis de dernière minute réunifiant l’île avant son entrée dans l’Europe. Dans ces conditions, les Chypriotes turcs resteront en rade alors qu’ils aimeraient tant adhérer eux aussi.

Sur le plan symbolique comme sur le plan réel, cette affaire peut créer une violente réaction nationaliste en Turquie où certains militaires parlent déjàde rouvrir le contentieux de la mer Egée avec la Grèce.Làaussi, les partisans d’une politique du pire savent ce qu’ils font quand ils attisent les braises d’une société en plein essor économique, politique, moral et culturel - mais en pleine désorientation, comme cela est inévitable dans les périodes de changement très rapide.

Il est en tout cas temps de trancher le débat : al-Qaida n’est pas un fantasme, al-Quaida existe, al-Qaida raisonne,al-Qaida tue et ce n’est pas un adversaire qu’il faille négliger ou dissoudre dans les petits bavardages de la sociologie localiste.