LE FIGARO. - Vous avez participé, dimanche, à la manifestation organisée à la mémoire d’Ilan Halimi. Comment réagissez-vous aux commentaires qui soulignent la motivation « crapuleuse » du crime de Bagneux ?
Alain FINKIELKRAUT.
Le « gang des barbares » avait une prédilection pour les proies juives, parce que, selon ses membres, les Juifs « ont de l’argent ». Vieille affaire, ancestral cliché. Mais cette conjonction, dans l’antisémitisme traditionnel, repose sur la haine de l’« équivalent général » (2). L’argent est accusé de dissoudre les liens communautaires dans l’abstraction de l’échange, de sacrifier l’héroïsme et toute forme de transcendance aux valeurs purement matérielles et de réduire l’esprit à l’esprit pratique. Le judaïsme, religion terrestre, et les Juifs, race du désert, sont accusés d’incarner la trivialité, la bassesse, la laideur d’une civilisation sans âme. Nulle trace de ce spiritualisme dévoyé dans la bande de Bagneux : ces jeunes aiment la « thune », ils n’aiment même que cela. Ils n’en veulent pas aux Juifs parce qu’ils en veulent à l’argent ; ils s’en prennent aux Juifs parce qu’ils veulent de l’argent. Le rappeur Fifty Cent est leur modèle, et ils ont pour devise « Get rich or die trying », c’est-à -dire - traduction atténuée - « réussir ou mourir ». Non pas spiritualisme dévoyé, donc, mais matérialisme d’autant plus déchaîné qu’aucune mémoire historique ne peut avoir barre sur lui. Pour dire les choses brutalement : le souvenir de l’extermination des Juifs n’inhibe la violence antijuive que pour une partie de l’humanité. C’est un crime contre l’humanité dans le droit, non dans les faits, hélas : il y a tout un monde qui, entre négationnisme, indifférence et ignorance, oppose une fin de non-recevoir à la Shoah. Comme les deux individus qui ont roué de coups une assistante sociale à Schiltigheim et inscrit « Sale juif ! » sur le mur, le « gang des barbares » fait clairement partie de ce monde, malfaisant car innocent : on aura beau gratter, on ne trouvera pas chez eux le plus petit embryon de mauvaise conscience.
Rejoignez-vous les psychanalystes qui pointent l’émergence d’un type humain inaccessible à la « mauvaise conscience » ?
Ces psychanalystes ont raison. Tout à la fois archéotribale et cybermoderne, l’ultraviolence que nous voyons s’installer n’a pas que les Juifs pour cible. Il y a quelque chose d’irréductiblement atroce dans la séquestration, la torture et l’assassinat d’Ilan Halimi. Mais cet événement a quelque chose de commun avec les violences ordinaires qui frappent aujourd’hui des professeurs, des assistantes sociales, des infirmières, des médecins, des pompiers dans l’exercice de leurs fonctions. Le 12 février, c’est-à -dire la veille du jour de la découverte d’Ilan Halimi nu et agonisant près de la gare de Sainte-Geneviève-des- Bois dans l’Essonne, un gendarme français, Raphaë l Clin, est mort sur l’île de Saint-Martin, aux Antilles, dans des conditions révoltantes. Ce gendarme intervenait avec un collègue pour faire cesser un rodéo de motos improvisé sur une route empruntée par tous. Il a été percuté par un bolide qui roulait à très vive allure. Son collègue affolé a alors demandé de l’aide à la quarantaine de spectateurs présents. Personne n’a bougé. Au contraire, les insultes fusaient. L’épouse du gendarme raconte qu’elle a croisé à l’hôpital des proches du motard blessé et qu’ils ont crié victoire quand ils ont appris le décès de son mari : « On a tué un Blanc ! » Cette histoire est insoutenable. Insoutenable, aussi, la discrétion qui l’accompagne.
La ministre de la Défense va se rendre très prochainement à Saint-Martin...
Le premier ministre aurait dà » assister aux obsèques ! Mais les autorités et les médias pensent surtout à ne pas faire de vagues. Pourquoi ? Parce que l’antiracisme officiel ne veut pas entendre parler du racisme antifrançais ou anti-Blancs ? Parce que l’humeur est à la repentance, à la dénonciation des crimes de l’esclavage ou de la colonisation, non à la stigmatisation des descendants des victimes ? Parce que nous entrons en période électorale, que, comme l’ont montré les récentes manifestations contre le ministre de l’Intérieur, les Antillais sont en effervescence et que l’on ne veut pas les « braquer » davantage ? Sans doute... Le résultat, c’est que ce fait horrible risque de n’être qu’un fait divers furtif et très vite oublié. Imaginez la stupeur et l’amertume des gendarmes de Saint-Martin, mais aussi de tous les militaires. La France a commémoré du bout des lèvres la bataille d’Austerlitz ; Claude Ribbe, l’écrivain qui fait de Napoléon l’inventeur des chambres à gaz, a été récompensé par une nomination à la Commission nationale consultative des droits de l’homme ; et voici qu’un gendarme de 31 ans est victime, dans l’exercice de ses fonctions, d’un lynchage passif digne des prouesses du Ku Klux Klan, sans que l’opinion soit mobilisée. La pusillanimité de l’Etat constitue un véritable trouble à l’ordre public.
Cela dit, la notion de « racisme anti-Blancs » est plus que maladroite, et sa sémantique renvoie aux thèses de l’extrême droite !
Non ! L’aubaine pour Le Pen, c’est de donner encore et toujours à ce racisme devenu quotidien l’alibi de la rébellion contre les brimades et les comportements discriminatoires. Aucune « race » n’a le monopole de l’immonde. Si l’on veut combattre l’extrême droite - et non simplement se regarder la combattre -, il faut éviter de lui faire le cadeau du réel. Le déni a conduit le Front national au second tour de l’élection présidentielle, il y a quatre ans. Ne recommençons pas ! Soyons attentifs également à ne peut pas laisser s’insinuer en France l’idée, pernicieuse entre toutes, du « deux poids, deux mesures ». Je suis allé à la manifestation du dimanche 26 février pour honorer ensemble la mémoire d’Ilan Halimi et celle de Raphaë l Clin. Et je n’étais sà »rement pas le seul.
Reste que la manifestation de dimanche n’a pas forcément remporté le succès escompté. Pourquoi ?
Les Juifs doivent résister à la tentation paranoïaque et mégalomaniaque de se croire les victimes exclusives de la nouvelle férocité. La gauche doit sortir de ses vieux schémas et accepter de dénoncer le racisme, d’où qu’il vienne. Je parlais de trouble à l’ordre public. C’est à nous, citoyens de la métropole et de l’outre-mer, quelles que soient notre origine, notre appartenance, notre couleur de peau, d’y remédier maintenant et de prendre en charge l’appel de l’épouse de Raphaë l Clin qui parlait créole et qui en était fier : « Vous rendez-vous compte de la mentalité des gens d’ici ? Une minorité (mais une grosse minorité) de personnes fait tout pour détruire notre belle île ! Battez-vous pour votre île, sinon, elle sera perdue ! » Il ne s’agit pas seulement de cette île.
En consacrant la manifestation de dimanche à la lutte contre l’antisémitisme, sans faire référence à l’« ultraviolence », les institutions juives n’ont-elles pas donné des arguments aux champion anglo-saxons du french bashing ?
Ce n’est pas la faute des Juifs si cette manifestation contre la barbarie a tourné au rassemblement communautaire. Où étaient les autres ? Avaient-ils trop froid ? Se seraient-ils sentis politiquement plus concernés par la mort d’Ilan Halimi s’ils avaient pu l’imputer, comme la profanation du cimetière de Carpentras, à des « fachos » ? Pour que la France fasse front, il faudrait qu’elle soit réconciliée avec elle-même. C’est loin d’être le cas. Et le french bashing ne fait qu’aggraver les choses.
Propos recueillis par Alexis Lacroix (1) Il vient de publier chez Verdier Le Livre et les livres, où il dialogue avec Benny Lévy. (2) Karl Marx, Le Capital.