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Le nouvel antisémitisme européen.

Ulrich Beck - professeur de sociologie àl’université de Munich - "Le Monde"

samedi 22 novembre 2003

Pour quelles raisons voit-on s’ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de l’antisémitisme ? Qu’est-ce qui rend ce dernier si dangereux ? Dans quelle mesure doit-on l’interpréter comme une manifestation de la globalisation ?

Les attentats terroristes d’une "Intifada turque" et d’une "Intifada française" font surgir ces questions dans toute leur acuité.

Bien sà»r, le contexte national et historique de ces actes de folie est totalement différent, mais leur message a une signification identique, àsavoir que l’Intifada sort de ses frontières : ce que l’armée israélienne fait en Palestine entraîne partout des attentats terroristes contre des juifs.

Les attentats sanglants contre deux synagogues d’Istanbul visent, pour autant qu’on puisse en juger àl’heure où ces lignes sont écrites, des cibles multiples : les juifs turcs, l’occidentalisation de l’islam àlaquelle aspire le gouvernement turc, et donc aussi les bonnes relations que, contrairement àd’autres pays musulmans, le gouvernement turc entretient avec Israë l et qui vont jusqu’àune coopération militaire contre l’ennemi commun qu’est la Syrie.

La France, elle, abrite sur son territoire àla fois la plus grande communauté juive et la plus grande communauté musulmane d’Europe, avec, respectivement, 600 000 et quelque 5 millions de membres. Les prises de position du président Jacques Chirac contre l’intervention en Irak ont eu un effet désinhibant sur la judéophobie des jeunes Français d’origine arabe, et celle-ci s’est extériorisée de manière violente contre des juifs français, le dernier exemple en date étant l’attentat contre une institution d’éducation juive de l’agglomération parisienne.

Le fait que l’Intifada sorte de ses frontières signifie que ce qui nous paraissait extérieur est devenu un phénomène intérieur : le conflit israélo-palestinien, conflit extérieur, éclate àl’intérieur des pays de la Communauté européenne et vient menacer le compromis national sur lequel repose l’équilibre entre juifs et non-juifs.

Ce phénomène s’explique par ce qu’on pourrait appeler la globalisation des émotions. Les théories de l’identité, de la société et de la politique qui procèdent de l’idée que nous vivons aujourd’hui comme hier dans des ensembles clos, organisés sur la base d’Etats nationaux et bien séparés les uns des autres, sont en train de devenir historiquement fausses.

Dans notre culture télévisuelle globalisée, la compassion n’est plus seulement fonction du schéma ami-ennemi en vigueur au niveau national. Depuis qu’on reçoit partout les images télévisées des combats et de leurs victimes, il est clair que la violence qui se déchaîne dans un coin du globe peut créer une propension àla violence dans de nombreux autres coins de ce même globe. Quand des civils et des enfants souffrent et meurent en Israë l, en Palestine, en Irak ou en Afrique et que les médias présentent ces souffrances sous forme d’images fortes, il en résulte une compassion cosmopolite qui pousse àprendre position.

En Allemagne aussi, le compromis historique toujours fragile sur lequel repose la cohabitation pacifique de juifs et de non-juifs Å“uvrant àleur réconciliation se voit sapé par la globalisation des émotions que déclenche l’intériorisation transnationale du conflit israélo-palestinien.

La majorité des Allemands (et des Européens) n’acceptent pas la distinction entre juifs et Israéliens, distinction d’une importance pourtant primordiale pour la réconciliation germano-juive. Lors d’une conversation informelle àl’issue du discours du président de l’Etat israélien, Ignaz Bubis, l’ancien président du Conseil central des juifs d’Allemagne, s’est trouvé confronté àce compliment : "Votre président a vraiment fait un excellent discours." "Certainement, a répondu M. Bubis, les discours de Roman Herzog sont toujours excellents." "Non, non, je parle de votre président àvous, de M. Weizman."

Du fait de cette identification essentialiste des juifs aux Israéliens, les juifs allemands subissent, àtravers les critiques adressées àIsraë l, une nouvelle exclusion : la critique de l’Etat israélien se mue en critique des juifs, en une vision du juif comme étranger, voire en hostilité àson égard. C’est ainsi que le juif allemand, de figure symbolique de la mauvaise conscience, se transforme insidieusement en juif comme figure de l’étranger. Le risque de l’exclusion au quotidien (voire pis encore) grandit.

De l’autre côté, face àl’escalade de la violence, de nombreux Israéliens acceptent manifestement de moins en moins la distinction entre critique d’Israë l et antisémitisme. Il y a des raisons àcela. L’expression si légère de "critique d’Israë l" est remarquablement ambiguë  : que critique-t-on ? Le droit àl’existence de cet Etat ou la politique gouvernementale de Sharon ? Ou est-ce qu’une critique légitime l’autre ? Et quelle signification accorder au fait que plus de la moitié des ressortissants de l’Union européenne voient en Israë l la première menace pour la paix dans le monde - menace pire encore que celle de la Corée du Nord et de l’Iran, sans parler des Etats arabes ? Quelle légitimité conteste-t-on ici, celle d’Israë l, celle de Sharon, ou les deux ? Derrière la façade du terme "critique d’Israë l" se cachent un bouillonnement intense et un jeu dangereux avec le feu.

Or, en raison du caractère de plus en plus atavique que revêt le conflit israélo-palestinien, ce sont justement ceux qui combattent l’antisémitisme par les actes et la parole qui se retrouvent pris au piège : ils ne veulent ni ne peuvent critiquer la société israélienne pour ne pas hypothéquer leur anti-antisémitisme. Mais il leur faut critiquer la politique de Sharon pour la même raison, c’est-à-dire pour ne pas avoir àremettre en cause les fondements moraux de leur anti-antisémitisme.

Cette impasse classique désinhibe en revanche l’antisémitisme traditionnel qui, en prenant Israë l pour cible, accède àla légitimité et peut prospérer. Le fait nouveau est là : en forçant le trait, on pourrait dire qu’est en train de se constituer une coalition involontaire entre l’anti-antisémitisme et l’antisémitisme.

Une forme de vision sélective se manifeste chez les Allemands et les autres Européens. On proteste contre la pugnacité des Israéliens en ignorant avec désinvolture la terreur des attentats-suicides par laquelle des Palestiniens tyrannisent la société civile israélienne. Quand une Palestinienne se fait sauter dans un café où se trouvent également des Israéliennes et leurs enfants, on entend dire parfois qu’il faudrait aussi considérer - non pour excuser mais pour comprendre - qu’on a affaire àdes victimes dont les actes ne font que refléter l’oppression subie et qu’on ne saurait sans autre forme de procès attendre de Palestiniens si profondément atteints dans leur dignité qu’ils reconnaissent que faire sauter des enfants est, au sens strict du terme, inadmissible.

Le fascisme ayant débuté en Allemagne par la violation de principes juridiques fondamentaux, tous les signaux passent au rouge quand ces mêmes principes sont une nouvelle fois violés, et les mandarins qui ont fermement combattu l’antisémitisme se tournent d’un air sévère vers Israë l. Mais comment peut-on distinguer entre une "bonne" et une "mauvaise" violation des droits de l’homme ? Comment peut-on distinguer entre, d’une part, de "bons" Palestiniens commettant attentats-suicides et massacres ciblés de civils israéliens innocents, et, d’autre part, une "mauvaise" terreur d’Etat israélienne qui, tout en prenant son parti des victimes civiles, exécute de manière ciblée ses adversaires du Hamas ?

Le visage hideux de l’antisémitisme n’est pas nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’enchevêtrement du global et du local au sein des conflits, c’est la globalisation du conflit israélo-palestinien. Et c’est ce paradoxe qui fait que c’est précisément la sensibilité aux droits de l’homme - et la critique d’Israë l qui en découle - qui vient menacer les digues édifiées contre l’antisémitisme.

C’est justement parce qu’il va de soi que des Européens critiquent la politique du gouvernement israélien - et que ceux qui critiquent Sharon ne sont pas automatiquement des antisémites - que le conflit israélo-palestinien, tel qu’il est intériorisé en Europe, sape les formes de sociabilité multiculturelles qui ont été une conquête de ces dernières années. A mesure que la critique de Sharon ou d’Israë l gagne ou paraît gagner en légitimité morale et qu’elle s’adresse de plus en plus unilatéralement àIsraë l ; àmesure qu’une spirale de violences et de haines de plus en plus ataviques donne au conflit du Moyen-Orient les dimensions grandissantes d’un recul de civilisation ; àmesure que ce conflit se prolonge, les formes que revêtaient l’entente et la réconciliation entre juifs et non-juifs se retrouvent gravement menacées, et pas uniquement en Allemagne ou en Europe.

Comment s’opposer àcette évolution, comment la combattre ? Peut-être serait-il salutaire de se poser cette question préalable : quelle serait mon évolution personnelle si je devais quotidiennement prendre un bus de ligne, àHaïfa, pour me rendre au travail ? En Europe, contrairement àIsraë l, on n’argumente pas - gardons la métaphore - avec un ticket de bus dans la poche.

Il est d’autant plus douloureux, dans cette situation, que ce soient justement ceux qui prennent au sérieux les obligations nées de la Shoah qui enferment Israë l dans un ghetto moral. La critique d’Israë l englobe-t-elle aussi l’opposition israélienne, elle qui vient de relever la tête avec le plan de Genève, ce compromis de paix historique négocié àun niveau non officiel entre Israéliens et Palestiniens ? Il s’agit làd’une lueur d’espoir infime, mais capitale : c’est un rameau d’olivier qui mérite de retenir l’attention dans le monde.

A l’inverse, il faut que le terrorisme-suicide palestinien soit privé, en Europe, de l’approbation tacite dont il bénéficie ; il faut qu’il soit ostensiblement condamné devant l’opinion mondiale pour ce qu’il est : un acte barbare qui viole de manière flagrante les règles minimales de la civilisation, et qu’àce titre il soit privé de la justification et de la tolérance dont il bénéficie quand on voit en lui une forme de "contre-terreur".

"Les Israéliens et les Palestiniens sont des ennemis, mais pas des étrangers", dit Amos Oz. Ils sont des détenus et gardiens de prison enchaînés les uns aux autres, qui n’aspirent pas àse "réconcilier" (le mot serait bien trop fort), mais à"divorcer" (sans avoir, d’ailleurs, jamais été mariés). La cruauté de ce conflit provient du caractère intime de leur hostilité et du caractère indissoluble de leurs liens. Ces ennemis intimes liés entre eux par des chaînes indestructibles connaissent chacun la vulnérabilité de l’autre. Qui pourrait avoir la prétention - a fortiori un Allemand, confronté àsa propre histoire - de porter un jugement en ce domaine ?

Il faut se faire l’oreille et apprendre àdistinguer les significations contraires de certains mots codés. "Retour" est l’un de ces mots : àl’oreille des Palestiniens, il sonne irrévocablement comme la reconnaissance de leur identité, tandis qu’àcelle des Israéliens il n’est qu’un code signifiant la destruction d’Israë l et l’édification de deux Etats palestiniens sur une seule terre.

L’exclusivité - et l’incommensurabilité - de ces perspectives ne peut évidemment pas être résolue d’un point de vue européen. Mais elle peut être comprise. Et passer d’une perspective àl’autre est faisable, non seulement dans une optique herméneutique, mais aussi sur le plan politique. Il faudra néanmoins une nouvelle fois en convaincre de nombreux Israéliens : un Allemand qui critique la politique pugnace du gouvernement Sharon sans la prendre pour seule cible peut très bien agir ainsi tout en se sentant profondément solidaire des juifs et des Israéliens et avec l’espoir d’Å“uvrer par lààla réconciliation. Mais peut-être faudra-t-il àcet effet acheter àHaïfa un ticket de bus.

Traduit de l’allemand par Daniel Argelès © Ulrich Beck/ Le Monde.