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Raphaël Draï : la figure de l’intellectuel juif ;  In Memoriam
Shmuel Trigano
Article mis en ligne le 3 août 2015

La grande émotion ressentie par l’opinion publique à la suite du décès de Raphaël Draï a montré la place qu’il occupait dans la vie juive. Il fut en effet une des figures les plus marquantes de l’intellectuel juif. C’est important de comprendre ce que cette identité désigne L’ « intellectuel juif », ce n’est pas simplement un intellectuel « d’origine juive ». A la différence de celui ci, il participe des deux mondes à la fois : du judaïsme et de la culture générale, de la Cité et de la « Communauté ». C’est avec l’Ecole d’Orsay et sa mouvance qu’ au lendemain de la seconde guerre mondiale, un tel profil était né. Rompu aux disciplines de l’Université et du savoir général, l’intellectuel juif fréquentait les textes du judaïsme, tentait de donner forme à la pensée juive et de transmettre le message universel d’Israël mais aussi de communiquer à la société ambiante les opinions des Juifs sur les problèmes de l’heure.

Ce qui fait l’« intellectuel juif », c’est aussi l’engagement dans la vie de la Cité, en l’occurence une double Cité : la communauté juive et la société globale. C’est dans cette arène, où l’on se retrouve souvent seul, que j’ai rencontré Raphaël Draï pendant les années 1990. Ce qui nous prédisposait à cette rencontre, c’était sans doute un commun souci du politique quand il s’agissait des affaires juives mais aussi du judaïsme. Raphaël était agrégé de science politique et moi même j’enseignais la sociologie de la politique et de la religion, j’écrivais sur ces sujets. Mais outre la convergence d’intérêt philosophique, ce qui, peut-être, nous a réuni, c’était, pour avoir vécu tous deux la fin de la communauté juive d’Algérie, une commune sensibilité à la fragilité de la condition juive et à l’abandon possible des Juifs par le pouvoir d’Etat.

Au mileu des années 1990, j’avais sollicité Raphaël Draï, et cinq autres intellectuels, pour la création d’un mouvement d’opinion que je tentais de lancer, le groupe Gesher/le Pont, afin de lutter contre la polarisation « laïcistes-haredim » qui nous venait d’Israël et qui menaçait le modèle français d’identité juive, dont le pilier consistorial faisait désormais défaut . A travers plusieurs journées de débat sur les sujets brulants qui drainèrent un large public et dont les actes furent publiés dans L’Arche, Gesher tenta d’éveiller le public juif.

C’était le moment où la communauté juive commençait à « disparaître » dans les communautés juives, en même temps que la France voyait sombrer le centralisme républicain et que l’idéologie postmoderniste exerçait son influence destructrice sur la culture commune. L’entreprise de Gesher marqua un passage d’époques. Quelques intellectuels juifs avaient alors mis en garde la conscience juive face aux impasses dans lesquelles elle pouvait s’engager.

J’ai retrouvé Raphaël Draï quelques années plus tard, dans le courant des années 2000. J’avais créé, en 2001, avec un groupe d’intellectuels et de chercheurs, l’Observatoire du monde juif pour lutter contre le nouvel antisémitisme sur la scène idéologique et l’étudier. Nous avions tous deux publié la même année un livre sur le même sujet, Sous le signe de Sion , un des premiers livres sur l’antisionisme et L’ébranlement d’Israël, Philosophie de l’histoire juive . La première coopération qui nous réunit fut le colloque (sous l’égide du Collège des études juives que je dirigeais alors) sur les « contre -monothéïsmes », un terme qu’il avait forgé lui même . Nous avions pris conscience que se déployait une attaque contre le judaïsme et ses symboles en même temps que s’approfondissait l’antisémitisme en habit d’antisionisme. Elle était de grande ampleur, œuvre d’universitaires et d’auteurs connus, bénéficiant d’un courant éditorial, dans l’inconscience totale des protagonistes juifs et l’absence abyssale du corps rabbinique, sur un front qui s’attaquait pourtant directement aux fondements de la religion juive, à ses textes, ses valeurs. Les actes de ce colloque furent publiés dans la revue Pardès . Je crois qu’il y a eu là la seule réponse intellectuelle juive organisée à cette véritable guerre symbolique qui commençait alors et qui n’est pas finie.

Une autre collaboration se fit, un peu plus tard, toujours dans la même lancée, autour de l’entreprise idéologico-politique de la « nouvelle archéologie » israélienne qui, en pulvérisant le texte biblique, annulait non seulement l’univers symbolique du judaïsme mais aussi la base de l’existence d’un peuple juif. Les actes des deux colloques organisés à cette intention dans le cadre du Collège des études juives furent publiés dans Pardès, dans un numéro spécial « Controverse sur la Bible » .

Raphaël fut de la plupart des colloques que j’organisais dans le cadre du Collège des études juives, sur des sujets plus vastes. Il fallait en effet, en même temps que ce combat public, faire vivre la pensée juive, sa créativité, confronter ses sources aux défis du temps présent et de l’époque. Il fut de presque tous ces colloques, parfois trop sollicité car le cercle des intellectuels juifs susceptibles de prendre part à cet exercice se réduisait de plus en plus, faisant peser une charge plus grande sur chaque individu.

Nous avions commencé à nous rencontrer épisodiquement, souvent au café Le Rostand, face au Luxembourg, pour faire un tour d’horizon des affaires publiques en cours. C’est lors d’une de ces rencontres qu’était née l’idée d’un colloque autour de la « nouvelle archéologie » et de la réécriture idéologique de l’Antiquité, tout comme, plus tard, le mouvement d’opinion « Raison Garder ». Raphaël avait fini par trouver un antécédent à notre relation dans le modèle des « zougot » (« couples ») des maîtres du Talmud, qui, à l’époque de la créativité talmudique, exerçaient leur autorité de concert , un binôme qui n’était pas exempt de controverses, celles du type de la « kineat sofrim », « la jalousie des clercs » qui, selon le Talmud, fait progresser la connaissance de la Torah.

« Raison garder » fut sans doute une entreprise que nous avons lancée d’un commun effort et dans une parfaite concertation. Face à l’adversité dans laquelle le judaïsme français avait été plongé depuis les années 2000, la déclaration de JCall, « Appel à la raison », avait retenti comme un ultime assaut, surgi de l’intérieur, accusant Israël, alors en proie à la vindicte internationale, comme en une estocade finale, dans l’innocentement de principe de son ennemi. Nous avons rédigé la déclaration et l’avons envoyée par internet au public conséquent que les activités de Controverses avait réuni depuis quelques années. Le texte fut repris par de nombreux sites et connut une communication considérable. Nous avons alors rassemblé 12000 signatures d’un public très diversifié et de qualité qui démentait les allégations du courant pacifiste sur sa représentativité. Cet appel à « Raison garder » joua un grand rôle, me semble-t-il, dans le renforcement de la communauté juive réelle, dans un climat de leadership défaillant et d’animosité publique, qui s’ajoutait à l’insécurité permanente. Sa finalité n’était pas destinée à créer un parti ou un mouvement - quoique Raphaël semblait le souhaiter - mais de camper une posture intellectuelle, morale et politique qui serve de modèle et qui en démontre la possibilité. Les témoignages de l’impact de « Raison gardée » sont consignés dans un numéro de Controverses . Son acte publique ultime fut l’organisation d’un colloque autour de Jérusalem, « L’avenir de Jérusalem », qui draina 400 personnes et fut publié également dans Controverses , affirmant la position d’une grande partie de la communauté juive qui, enfin, trouvait la voix que ses représentants officiels n’ont pas eu la force ni la conviction de faire entendre en Europe. Ce colloque sur l’unité de Jérusalem fut important : il donna du sens au refus des sirènes du pacifisme juif et refusait l’idée que l’histoire soit écrite uniquement du point de vue de la cause arabe plutôt que du point de vue des Juifs, dans la lumière de l’Israël éternel, le netsah Israel.

Voici quelques bribes de mémoire de rencontres et d’actions entreprises avec Raphaël Draï. Elles évoquent une tranche de vie, le souvenir d’une époque, dans laquelle je vois les années les plus noires de ma vie, où nous avons vu s’effondrer un monde, une civilisation entière et où nous nous sommes retrouvés jetés dans une tourmente dont le dernier round n’a pas encore sonné. Deux fins de monde dans une seule existence ! La fuite originelle d’Algérie n’était donc pas close, elle n’était qu’une étape sur la route d’Israël. Raphaël a choisi d’être inhumé à Natanya, près de sa famille, certes, mais surtout sur la route de Jérusalem, en vue de Jérusalem, Jérusalem « la cité fidèle », encore à atteindre à l’horizon du peuple d’Israël...
Puisse son âme être liée dans le faisceau des vivants qui verront Jérusalem reconstruite !



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