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Vivre au temps du Hamas
par Jacques Tarnov - Extrait de L’Arche n° 574, février 2006
Article mis en ligne le 2 février 2006

Numéro spécimen sur demande à info arche-mag.com
« Le Hamas, une fois au pouvoir, devra assumer ses responsabilités. Il sera contraint de modérer son langage et son comportement afin d’être accepté par la communauté internationale, comme ce fut le cas pour l’OLP de Yasser Arafat.

Et puisqu’un gouvernement dirigé par le Hamas n’aura pas à craindre la surenchère de puissantes organisations terroristes, nous pourrons peut-être négocier avec lui et parvenir à un accord. Ne dit-on pas que c’est avec ses ennemis qu’il faut faire la paix ?

- Le Hamas a inscrit dans sa Charte la destruction de l’État d’Israël, non pas comme une revendication tactique et négociable mais parce qu’il s’agit là du fondement même de son idéologie. Les islamistes peuvent faire semblant de coexister avec Israël. Ils ne renonceront jamais à leur objectif. Et l’histoire nous a enseigné que, si quelqu’un annonce son intention de nous détruire, nous devons le prendre au sérieux. »

Cet échange résume bien les interrogations auxquelles font face les Israéliens depuis la victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes, le 25 janvier 2006. « Au moins, les choses sont claires maintenant ; les terroristes ne pourront plus se cacher derrière l’Autorité palestinienne » ; « C’est une catastrophe, nous avons nous-mêmes installé l’ennemi à nos portes » ; « Le processus de paix est fini, nous avons perdu nos seuls partenaires, les Palestiniens modérés » ; « L’opposition au Hamas fera naître un véritable mouvement démocratique palestinien » : autant de réactions que l’on a entendues et lues dès le lendemain de l’élection, et qui demeureront sans doute d’actualité au cours des semaines voire des mois à venir.

En même temps qu’ils réagissaient ainsi « à chaud » à la victoire du Hamas, les Israéliens supputaient les développements futurs au sein de l’Autorité palestinienne. Y aura-t-il un partage des rôles, entre un premier ministre soutenu par la nouvelle majorité parlementaire et le président Mahmoud Abbas, ce dernier ayant alors pour tâche de rassurer la communauté internationale ? Et dans ce cas, combien de temps cette « cohabitation à la palestinienne » tiendra-t-elle ? Mahmoud Abbas restera-t-il en place, avec le soutien des services de sécurité ? Ou choisira-t-il de démissionner, avec le risque qu’un homme issu du Hamas soit élu à sa place ? Le Fatah s’en tiendra-t-il à sa première réaction, qui était de refuser toute participation au pouvoir et de se reconstruire dans une opposition légale mais militante ? Ou se divisera-t-il entre « ralliés » et « irréductibles », à moins que ce ne soit entre « jeunes activistes » et « vieille garde » ?

D’autres questions, qui ont trait au moyen terme, ne sont pas moins préoccupantes. Les milices et les diverses bandes armées, dont la présence était de plus en plus sensible dans les villes palestiniennes, rendront-elles leurs fusils ? Sinon, ne risquent-elles pas de s’affronter pour le pouvoir, de rivaliser d’ardeur anti-israélienne, ou de se livrer à une guerre des gangs ? L’expérience démocratique palestinienne résistera-t-elle à toutes ces tensions ? Et, en fin de compte, va-t-on vers une société palestinienne gagnée par l’intégrisme au plan intérieur et l’islamisme conquérant à l’extérieur ? Ou, au contraire, l’accession du Hamas au pouvoir permettra-t-elle de briser un tabou, et ainsi de frayer progressivement la voie vers des comportements marqués par davantage de maturité et de modération, tant au plan interne qu’au plan externe ?

Les Israéliens suivent tout cela avec un intérêt passionné. Parce qu’il s’agit de leurs voisins immédiats, et que les enjeux de la politique palestinienne se traduisent très concrètement dans le langage de leur propre sécurité quotidienne. Ils se souviennent qu’il y a tout juste dix ans (c’était fin février et début mars 1996, et le pays était en pleine période électorale, le premier ministre par intérim Shimon Pérès faisant face au leader de l’opposition Binyamin Netanyahou), une série d’attentats dans les villes israéliennes causèrent en l’espace de neuf jours des dizaines de morts et des centaines de blessés. Les Israéliens se demandent donc s’ils ne doivent pas craindre de nouveaux attentats, dont les auteurs seraient soit des membres du Hamas grisés par la victoire, soit plus probablement des hommes du Jihad islamique ou des « soldats perdus » du Fatah se livrant à une surenchère guerrière. Et ils s’interrogent, à la fois sur la nature du bouleversement qui vient de se produire chez les Palestiniens et sur les mesures qu’il convient de prendre pour y faire face.

Comme la campagne électorale pour les législatives du 28 mars 2006 bat son plein, chacun des grands partis tend à chercher dans l’analyse du « tremblement de terre palestinien » des arguments en faveur de sa ligne politique. À gauche (surtout au Meretz-Yahad de Yossi Beilin, mais aussi dans une certaine mesure au parti travailliste d’Amir Peretz), où l’on avait axé la campagne sur une reprise des négociations avec l’Autorité palestinienne, on accuse le gouvernement israélien d’avoir affaibli Mahmoud Abbas en ne négociant pas avec lui, notamment lors du retrait de Gaza. Les continuateurs d’Ariel Sharon regroupés au sein du parti Kadima, avec à leur tête le premier ministre par intérim Ehoud Olmert, répondent qu’au contraire la preuve est faite que l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas ne pouvait être un partenaire crédible pour une paix durable.

Quant à entretenir des relations avec un gouvernement issu du Hamas, dit-on à Kadima, cela semble hors de question. Même si Shimon Pérès, parlant en son nom propre, a peut-être entrouvert une porte lorsqu’il s’est demandé si le Hamas veut « retourner en arrière, sur la voie de la violence et du terrorisme, ou aller de l’avant, sur la voie de la paix », et même si le communiqué du gouvernement israélien, en excluant tout contact avec « une organisation terroriste armée qui appelle à la destruction de l’État d’Israël », semble lui aussi laisser de la place pour une évolution où le Hamas cesserait de répondre à ces deux caractéristiques, nul ne croit que cela soit pour demain. Il est donc probable que la démarche unilatérale adoptée par Ariel Sharon restera à l’ordre du jour, et que la victoire du Hamas a fourni à ses adeptes des arguments supplémentaires.

Cela dit, les « unilatéralistes » de Kadima doivent se défendre contre les critiques venues tant du Likoud de Binyamin Netanyahou que des formations situées plus à droite (Union nationale, Parti national religieux), qui leur reprochent d’avoir par anticipation offert au Hamas le contrôle absolu de la bande de Gaza. Bien plus, disent ces critiques de droite - rejoignant ainsi paradoxalement les critiques de gauche -, c’est le désengagement de Gaza qui a facilité la victoire du Hamas. En effet, tout retrait israélien non assorti de concessions palestiniennes est interprété par les Palestiniens comme la preuve que la violence paie ; et d’évoquer à ce sujet le retrait unilatéral du Liban-sud, effectué en mai 2000 par Ehoud Barak, qui aurait été le prélude à l’Intifada palestinienne.

À cela les partisans du gouvernement actuel répliquent que le retrait de Gaza était pour Israël une nécessité stratégique, en raison du déséquilibre entre les populations juive et arabe dans la région ; attendre, pour y procéder, le bon vouloir des Palestiniens, aurait revenu à leur conférer un droit de veto sur la politique de l’État d’Israël. Mahmoud Abbas ayant cessé d’être un partenaire fiable lorsqu’il s’est refusé à désarmer les milices, le gouvernement israélien n’avait pas d’autre choix que d’aller de l’avant. Quant à la victoire du Hamas, elle est surtout interprétée comme une défaite de la vieille garde du Fatah, dont l’incurie et la corruption ont suscité un rejet généralisé.

Cela dit, une autre interrogation taraudait les esprits au lendemain des élections palestiniennes : n’aurait-il pas fallu interdire la participation du Hamas à ces élections, comme il en avait été question dans un premier temps ?

Juridiquement parlant, une telle décision aurait été parfaitement fondée. En effet, les institutions de l’Autorité palestinienne, qui étaient l’enjeu de ces élections, ont été créées par les accords d’Oslo. Or, aux termes de ces accords (plus précisément : l’« accord intérimaire » signé le 28 septembre 1995, annexe II, article 3), ne peuvent être candidats aux élections palestiniennes des individus ou des partis qui « pratiquent le racisme ou s’en font les propagandistes » ou qui « poursuivent la réalisation de leurs objectifs par des moyens illégaux ou non-démocratiques ». Chacune de ces deux conditions suffisait, à elle seule, pour interdire le Hamas et ses partisans : une organisation qui se réfère expressément dans sa Charte au pire des pamphlets antisémites du XXe siècle, Les Protocoles des Sages de Sion, et qui par ailleurs a systématiquement recours dans son action aux attentats contre des civils, peut difficilement être qualifiée de non-raciste ou de démocratique.

Cependant, les données juridiques sont une chose et les réalités politiques en sont une autre. Des élections palestiniennes tenues en l’absence du Hamas, à un moment où tous les sondages s’accordaient à reconnaître à ce mouvement une large audience populaire, auraient difficilement pu passer pour démocratiques. Qui plus est, disaient les hommes du Fatah qui contrôlaient l’Autorité palestinienne, un Hamas maintenu dans une opposition forcée n’aurait fait que gagner encore des sympathisants au sein de la population des territoires. Enfin, l’Union européenne et les États-Unis faisaient pression sur Israël afin d’empêcher une interdiction du Hamas ; s’il s’obstinait dans son refus, Israël risquait de se couper de la communauté internationale, sans grande chance de faire prévaloir son point de vue. La participation du Hamas aux élections palestiniennes - par le biais de la liste « Changement et Réforme » - semblait donc inéluctable.

En revanche, on aurait pu poser des conditions au Hamas, en échange de son intégration dans le jeu démocratique. On aurait pu exiger de lui qu’il renonce au terrorisme, qu’il désarme ses milices, qu’il abroge sa Charte, et qu’il reconnaisse à la fois le droit à l’existence de l’État d’Israël et le principe du règlement des différends par la voie de la négociation. Toutes ces exigences avaient été présentées en 1993 à l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat, ainsi qu’au parti de ce dernier, le Fatah, et elles avaient été acceptées - formellement, au moins - avant la mise en œuvre des accords d’Oslo. Dans le cas du Hamas, rien de tel n’a été fait.

« Qu’est-ce que cela change ? », diront certains. Et de rappeler que les engagements pris solennellement par Yasser Arafat n’ont pas empêché la publication de livres de classe palestiniens contenant des passages antisémites, ni le recours au terrorisme lorsque le besoin s’en faisait sentir. Peut-être. Mais la nature idéologique du Hamas, du moins chez les dirigeants qui forment son « noyau dur », est telle que la nécessité de se prononcer sur un sujet aussi sensible que l’existence de l’État d’Israël aurait pu provoquer des débats internes, des révisions douloureuses, voire des scissions et des reclassements. Il y avait là une chance de faire bouger les choses ; et même si rien n’avait bougé on aurait au moins mis à nu la véritable nature du Hamas. Cela ne s’est pas produit. Et le gouvernement israélien, quoi que l’on pense de sa politique, n’avait à cet égard qu’une faible part de responsabilité : en l’occurrence, c’est la communauté internationale qui a péché par inaction et manque de clairvoyance.

Ce qui n’a pas été fait hier sera-t-il faisable demain ? En d’autres termes, un Hamas parvenu au pouvoir peut-il être amené, par un savant dosage de menaces et de promesses en provenance de la communauté internationale, à modifier sensiblement ses positions ? C’est ce que semblent espérer les représentants des Nations unies, de l’Union européenne, de la Russie et des États-Unis, impliqués sous l’appellation officielle de « Quatuor pour le Moyen-Orient » (on dit encore : Quartet, ou Quartette) dans la recherche d’une solution pacifique au conflit israélo-palestinien sur la base de la « Feuille de route ». En tout cas, c’est ce qu’ils ont clairement dit dans une déclaration publiée dès le 26 janvier 2006 : « Le Quatuor réitère qu’il existe une contradiction fondamentale entre des activités de groupes et de milices armés et l’édification d’un État démocratique. Une solution au conflit fondée sur deux États exige de tous les participants au processus démocratique qu’ils renoncent à la violence et au terrorisme, reconnaissent le droit d’existence d’Israël et abandonnent les armes, comme le stipule la Feuille de route. »

Le ministre français des affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, était sur la même longueur d’ondes lorsqu’il déclarait, au lendemain des élections palestiniennes : « Le Hamas doit accepter l’existence de l’État d’Israël, reconnaître les accords signés avec l’OLP et renoncer à la violence ». Le premier ministre et le président français, le président des États-Unis, le secrétaire général des Nations unies, les représentants de l’Union européenne, pratiquement tous les dirigeants internationaux, et même le secrétaire général de la Ligue arabe, se sont exprimés en ce sens. Ils s’entendent pour exiger, après les élections, ce qu’ils n’avaient pas songé à imposer avant les élections.

L’hypothèse sous-jacente à ces déclarations est que le Hamas peut changer. Cet optimisme mesuré se fonde, en premier lieu, sur l’argument de « l’épreuve du pouvoir » : contraints d’assumer les responsabilités tant de la gestion au jour le jour de l’Autorité palestinienne que de ses relations internationales, les islamistes devront mettre, si l’on ose dire, de l’eau dans leur vin.

Les dirigeants du Hamas se sont-ils eux-mêmes posé la question ? Sans doute pas. Tout indique qu’en décidant de participer aux élections (alors qu’ils s’y étaient refusés lors des élections de 1996, afin de ne pas se compromettre dans des institutions liées aux accords d’Oslo) ils n’avaient pas vraiment envisagé une victoire absolue. Ils escomptaient plutôt remporter un tiers des sièges du Parlement palestinien, ce qui leur aurait permis de jouer le rôle d’une opposition officielle ou de devenir un partenaire mineur au sein du gouvernement. Dans ce cas de figure, le Hamas aurait gagné en respectabilité sans renoncer pour autant à sa liberté d’action sur le terrain. Le modèle aurait été celui du Hezbollah qui, tout en bénéficiant d’une relative immunité résultant de son statut de parti politique libanais, exerce un contrôle de fait sur le territoire du Liban-sud d’où il se livre à des attaques sporadiques contre Israël. L’analogie a été encore renforcée avec la création par le Hamas, à la veille des élections palestiniennes, d’une télévision nommée Al-Quds, basée à Gaza, qui évoque furieusement la chaîne Al-Manar créée par le Hezbollah.

Cependant, le modèle libanais ne convient plus dès l’instant où le Hamas se trouve propulsé au sommet de l’État. C’est alors un autre modèle, islamiste lui aussi, qui vient à l’esprit : celui des Gardiens de la Révolution, en Iran. Créés lors de la prise du pouvoir par l’ayatollah Khomeini en 1979, ceux-ci se sont transformés ultérieurement en un véritable État dans l’État, avec des unités militaires qui sont à bien des égards mieux équipées que l’armée officielle. Leur influence n’a pas faibli, au contraire : ils ont même pu imposer aux dernières élections présidentielles un homme issu de leurs rangs, Mahmoud Ahmadinejad.

Transposé dans le contexte palestinien, ce modèle signifierait une Autorité palestinienne dirigée par un homme issu du Hamas (ou contrôlé par lui) et, parallèlement, des milices du Hamas tenant la rue ou perpétuant le combat contre l’ennemi sioniste. Le refus opposé par le Hamas à toutes les tentatives pour désarmer ses milices est, ici, hautement significatif.

Inversement, si ces milices venaient un jour à être démantelées (sans être, évidemment, fondues dans une pseudo-« armée palestinienne » qui obéirait tout entière aux ordres du Hamas), ce serait l’indice d’une évolution positive. Ce qui nous ramène à la question cruciale : le Hamas peut-il changer ?

À cet égard, les analogies (suggérées ici ou là) avec le Fatah de Yasser Arafat ne sont pas vraiment pertinentes. D’abord, parce que la transformation du Fatah en un parti démocratique, acceptant la coexistence avec l’État d’Israël et abjurant son passé terroriste, est elle-même sujette à caution : on l’a vu dans sa gestion des affaires de l’Autorité palestinienne, dans son comportement au cours de l’Intifada, et même dans les premières réactions de ses militants après la victoire du Hamas. Mais surtout parce que le Hamas se distingue radicalement du Fatah, sur un point essentiel.

Le Fatah se définit comme un mouvement nationaliste. L’idéologie dont il se réclame est un pot-pourri où l’on retrouve diverses variantes du panarabisme et du patriotisme local palestinien, associées à un tiers-mondisme datant des années soixante. Cette idéologie assez confuse peut laisser place à des adaptations - pour le meilleur ou pour le pire - en fonction des réalités. Pour le pire : c’est la corruption qui a très tôt gagné ses rangs, et que son accession à la tête de l’Autorité palestinienne a fait apparaître au grand jour. Pour le meilleur, aussi : on l’a vu dans les (brèves) périodes où ses hommes coopéraient avec les Israéliens afin d’empêcher des attentats. Si le Fatah a pu changer, et s’il peut encore changer à l’avenir, c’est en raison de ce flou idéologique où l’élément religieux ne joue qu’un rôle marginal (bien que l’ébauche de Constitution palestinienne, rédigée du vivant de Yasser Arafat, énonce dans toutes ses versions que l’islam sera la religion officielle du futur État palestinien).

Le Hamas, lui, est avant tout un mouvement islamiste. Dans l’article 2 de sa Charte, il se définit comme une section palestinienne des Frères musulmans. Et cette nature islamiste du Hamas a des conséquences importantes dans deux domaines : les relations avec Israël, et l’organisation de la société palestinienne.

Commençons par les relations entre les Palestiniens et Israël. Contrairement aux autres organisations palestiniennes, le Hamas ne présente pas ces relations comme celles d’un peuple résistant à une entreprise coloniale. Le problème est ailleurs. La doctrine du Hamas est fondée sur la croyance, commune aux islamistes, selon laquelle tout pays qui a été conquis par l’islam appartient éternellement à la communauté des croyants, en tant que propriété inaliénable (waqf). La Palestine est donc, selon les termes figurant dans l’article 11 de la Charte du Hamas, un pays appartenant à « toutes les générations de Musulmans jusqu’au Jour de la Résurrection ». Le nationalisme palestinien, selon le Hamas, n’est qu’un élément d’une conception plus globale, qui est essentiellement religieuse et non pas politique.

De ce fait, les capacités d’adaptation du Hamas sont extrêmement limitées. Au plan tactique, il est permis de conclure avec l’ennemi des accords provisoires. Mais, sur le fond, nul compromis ne saurait être envisagé sans violer la loi de l’Islam. Le même article 11 de la Charte est très explicite à ce sujet. « Qui peut prétendre avoir le droit de représenter toutes les générations de Musulmans jusqu’au Jour de la Résurrection ? » Personne. Donc, « aucun pays arabe ni l’ensemble des pays arabes, aucun roi arabe ou président arabe ni tous les rois et présidents arabes réunis, aucune organisation ni l’ensemble de toutes les organisations, qu’elles soient arabes ou palestiniennes » n’a le droit de renoncer à « une seule parcelle » de la terre de Palestine.

La conséquence logique de cette argumentation est énoncée dans l’article 13 de la Charte : « Il n’existe pas de solution à la question palestinienne, excepté le Jihad. Les initiatives, les propositions et les conférences internationales sont une perte de temps et des tentatives vaines. »

Le chef politique du Hamas dans les territoires, Mahmoud Zahar, rappelait ces principes à la veille des élections, s’exprimant à la télévision palestinienne le 17 janvier 2006 : « Nous voulons récupérer intégralement notre droit au retour, pour la totalité du peuple palestinien, dans l’ensemble de la Palestine. Nos principes sont clairs : la Palestine est un pays de waqf auquel il est interdit de renoncer. » Moushir Masri, porte-parole du Hamas à Gaza, revenait sur ce point au lendemain de la victoire électorale de son parti, dans une déclaration du 26 janvier 2006 rapportée par l’agence Associated Press : « Des négociations avec Israël ne sont pas à notre ordre du jour. La reconnaissance d’Israël ne l’est pas non plus. »

L’antisémitisme et le conspirationnisme primaires qui émaillent la Charte du Hamas - avec sa référence aux Protocoles des Sages de Sion, ses digressions sur un complot sioniste mondial unissant le B’nai B’rith aux francs-maçons, aux clubs Rotary et aux clubs Lions, ainsi que les assertions selon lesquelles les « sionistes » ont été « à l’origine de la Révolution française, de la Révolution communiste, et de la plupart des révolutions dont on entend parler ici ou là » - peuvent faire un jour l’objet d’un toilettage, afin de rendre le mouvement plus présentable devant l’opinion publique internationale. Cependant, les articles « fondamentalistes » de la Charte, qui affirment la nécessité de détruire l’État d’Israël afin de réintégrer la Palestine dans le bien commun de l’Islam, ne sauraient être modifiés sans une déchirante remise en cause des racines théologico-politiques du Hamas.

L’identité religieuse du Hamas se manifeste dans un autre domaine : l’organisation de la société palestinienne. Le Hamas se définit, nous l’avons dit, comme une section palestinienne du mouvement des Frères musulmans. Ce mouvement d’origine égyptienne, fondé en 1928 par Hassan el Banna, se donne pour but d’instaurer un État islamique basé sur la Charia (la loi musulmane). Ce qui le singularise n’est pas tant le mélange du politique et du religieux - phénomène courant dans l’Islam - que la volonté de subordonner le domaine politique à des impératifs dérivés de la religion.

De la doctrine sociale du Hamas on retient généralement son côté « mains propres », réaction à la corruption généralisée qui caractérise le régime instauré par Yasser Arafat. Mais la véritable doctrine sociale du Hamas est celle de l’intégrisme militant : les activités non conformes à la Charia sont bannies, toutes les femmes doivent être voilées, et un strict « ordre moral » est imposé par des brigades spéciales qui n’ont pas hésité à tuer les « délinquants ».

On imagine mal qu’un mouvement animé de tels principes puisse accepter la règle de l’alternance démocratique. En effet, une fois que la Charia a pris force de loi, tout retour en arrière signifierait le règne de l’apostasie. Perspective inconcevable pour un adepte de l’Islam radical. Il est vrai qu’on ne peut s’appuyer sur aucun précédent dans ce domaine : si le Hamas consolide son régime, ce sera la première fois que des Frères musulmans détiendront le pouvoir. Cependant, les autres cas où des islamistes déclarés ont acquis une position de contrôle ne plaident pas pour l’optimisme en la matière. Pour se rassurer, certains évoquent le modèle turc. Mais, dans le cas de la Turquie, le rôle de l’armée a été et demeure prédominant pour réfréner les ambitions des islamistes ; rien de semblable n’existe, à l’heure actuelle, chez les Palestiniens.

Le pire, dira-t-on, n’est pas toujours sûr. Les pressions internationales sur les nouveaux élus du Hamas peuvent être efficaces, d’autant que l’Autorité palestinienne est au bord de la banqueroute. À l’impéritie et à la corruption du régime hérité de Yasser Arafat, aux difficultés objectives causées par l’Intifada, se sont ajoutés les effets pervers de la politique d’apaisement interne menée par Mahmoud Abbas depuis son accession au pouvoir.

Afin de réduire le danger que représentent les groupes armés qui prolifèrent sur le terrain (membres du Hamas et d’autres mouvements d’opposition, mais aussi membres des milices créées par le Fatah, à commencer par les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa), le successeur de Yasser Arafat a procédé à des embauches massives au sein de l’administration palestinienne et des services de sécurité. De nombreux terroristes se sont ainsi retrouvés, du jour au lendemain, dotés d’un statut de fonctionnaire. Ils s’ajoutent aux innombrables chômeurs déjà dotés de ce statut fictif, ainsi qu’aux bénéficiaires de la politique de clientélisme politique mise en place dès la création de l’Autorité palestinienne. On estime à 76 000 l’effectif des seuls services de sécurité, et à 130 000 le nombre total des fonctionnaires.

Mais qui va payer les salaires de tous ces gens ? Le déficit budgétaire atteint un milliard de dollars. Le ministre des finances, Salam Fayyad, dont on s’accordait à louer l’honnêteté et la compétence, a démissionné. Les donateurs internationaux (au premier chef, l’Union européenne), qui sont la principale source de financement de l’Autorité palestinienne, ne cessent d’exprimer leur inquiétude.

Peu avant les élections, l’Union européenne avait bloqué le versement d’une tranche d’aide de 35 millions d’euros, sur un total annuel de 280 millions d’euros (en plus des contributions directes des États membres), en se plaignant d’un « manque de discipline budgétaire ». Il est à craindre que les choses n’empirent, surtout si se confirme la fuite des investisseurs privés (dont beaucoup de Palestiniens de l’étranger) peu désireux de se trouver à la merci d’un gouvernement islamiste et craignant une reprise de la tension militaire.

Dans ces circonstances, les membres de la nouvelle majorité seront peut-être réceptifs aux « conseils » qui leur seront prodigués de l’étranger. De plus, ces « conseils » seront assortis de menaces au sein même du monde arabe. Les dirigeants égyptiens et jordaniens, notamment, craignent de voir s’établir un « arc islamiste » régional, où une Autorité palestinienne contrôlée par le Hamas ferait le lien entre les Frères musulmans qui sont déjà très actifs dans chacun de ces deux pays (et fortement représentés dans leurs Parlements respectifs). À cela s’ajouteront sans doute des pressions internes, venant à la fois des fidèles du Fatah et des membres de la « société civile » palestinienne inquiets de la montée de l’islamisme.

Dans un premier temps, les dirigeants du Hamas tenteront certainement de contourner l’obstacle. Ils dénonceront l’occupation israélienne et appelleront à l’union sacrée arabo-musulmane. Tout dépendra, alors, de la fermeté des autres pays, à commencer par les membres du « Quatuor ». Si ceux-ci s’en tiennent aux conditions préalables qu’ils ont énoncées dès le 26 janvier, c’est-à-dire s’ils continuent d’exiger des nouveaux élus palestiniens « qu’ils renoncent à la violence et au terrorisme, reconnaissent le droit d’existence d’Israël et abandonnent les armes », on verra peut-être apparaître des fissures dans la façade idéologique du Hamas.

Les tenants de la ligne pure et dure n’accepteront jamais un compromis qui aurait valeur d’anathème : dans la Charte du Hamas, l’affirmation que « toute démarche contredisant cette loi de l’Islam, en ce qui concerne la Palestine, est nulle et non avenue » n’est-elle pas suivie immédiatement d’un avertissement selon lequel une telle démarche « serait imputée à charge contre ceux qui s’y livreraient » ? Cependant, d’autres - qui ne sont pas nécessairement de moins bons musulmans - pourront comprendre que la paix et le bien-être de leur peuple valent bien un tel sacrifice. Encore faut-il que le message transmis par la communauté internationale soit suffisamment clair et qu’il ne laisse pas place à des manœuvres dilatoires.

Mais il faut aussi envisager un scénario du pire : le choix de l’aventurisme, la fuite en avant vers une confrontation avec l’ennemi sioniste. Pour une telle option, les extrémistes palestiniens ne manqueront pas de partenaires. À commencer par la Syrie, désireuse de desserrer à tout prix l’étau qui se referme sur elle depuis l’assassinat de Rafic Hariri. Les Syriens ont essayé récemment de raviver la tension à la frontière nord d’Israël, par l’intermédiaire de leurs alliés libanais du Hezbollah. La tentation serait forte d’agir de même en utilisant le Hamas, dont le siège est installé dans la capitale syrienne et qui n’a rien à refuser à son protecteur. La réaction d’Israël à une reprise des hostilités ne se ferait certes pas attendre ; mais dans ce jeu-là ce qui compte n’est pas de remporter l’épreuve militaire, c’est de faire monter les enchères.

Un autre acteur régional intéressé par un regain de l’activisme palestinien est, évidemment, l’Iran. Là aussi, les convictions idéologiques communes (« éradiquer l’État d’Israël de la carte ») vont de pair avec une démarche tactique consistant à aggraver la crise israélo-palestinienne afin, dans ce cas, de reléguer au second plan la question de l’armement nucléaire iranien. Et, là aussi, il existe de longue date une relation étroite dont témoignait la visite à Téhéran, le 13 décembre 2005, d’une délégation du Hamas menée par Khaled Meshaal, chef du bureau politique. La délégation avait été chaleureusement reçue par le président Mahmoud Ahmadinejad et par le « Guide suprême » Ali Khamenei, qui avait souligné que l’unique voie était le combat armé.

Le soutien iranien n’est pas seulement verbal. Au cas où il se sentirait soumis à un « chantage financier » de la part des pays donateurs occidentaux, le Hamas pourrait chercher en Iran un financement alternatif. Mais cette seule éventualité peut donner lieu à un « contre-chantage », où les pays donateurs s’entendraient dire : « Attention, si vous faites trop pression sur le Hamas, vous le contraindrez à se tourner vers l’Iran ; donc, soyez plus compréhensifs envers lui ». De là à laisser les mains libres aux dirigeants du Hamas, baptisés « modérés » par comparaison avec leurs milices ou avec celles du Jihad islamique, il n’y a qu’un pas et il risque d’être vite franchi.



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