Ouri Avnéry, Ariel Sharon et les pro-palestiniens français : problèmes de traduction
Extrait de L’Arche n°570 (octobre 2005)
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Le 13 août 2005, peu avant l’évacuation des implantations juives de la bande de Gaza, le journaliste israélien Ouri Avnéry publie un article sur le site internet de Goush Shalom, l’organisation dont il est le fondateur. Comme toujours, Ouri Avnéry critique vivement la politique israélienne envers les Palestiniens ; mais il se félicite de ce qui est, à ses yeux, un retournement d’Ariel Sharon.
Pourquoi Sharon a-t-il décidé le retrait de Gaza ? La raison, selon Avnéry, tient essentiellement en ceci : Sharon n’est pas guidé par l’idéologie de la droite nationaliste, il n’est pas un disciple de Vladimir Jabotinsky ni de Menahem Begin. « Le père spirituel de Sharon est David Ben-Gourion. Il s’agit d’une idéologie sioniste classique, cohérente et pragmatique : élargir autant que possible les frontières de l’État juif, dans un processus de long terme et sans y inclure une population non-juive. (...) [Ariel Sharon] veut étendre les frontières de l’État autant que cela est possible, avec le moins possible d’Arabes. C’est pourquoi il est raisonnable à ses yeux de renoncer à la petite bande de Gaza, avec le million et demi de Palestiniens qui y vivent, et aussi de renoncer aux centres de population palestinienne en Cisjordanie. Il veut annexer les blocs d’implantations, ainsi que les régions faiblement peuplées dans lesquelles il sera possible d’établir de nouvelles implantations. Quant à la question des enclaves palestiniennes, il est disposé à en laisser la solution aux générations futures. »
En conclusion de son article, Ouri Avnéry écrit : « Certains s’opposent au désengagement, en raison des projets de Sharon pour le long terme. Cependant, l’histoire prouve que les intentions ne sont pas nécessairement pertinentes. Les auteurs d’une démarche historique ne contrôlent pas ses résultats. Seuls sont importants les résultats, et non les intentions. Les auteurs de la Révolution française n’avaient pas l’intention d’engendrer Napoléon, et Karl Marx n’avait certainement pas l’intention d’établir l’État du Goulag de Staline. Cette semaine a lieu un événement capital : pour la première fois dans le pays, des implantations sont évacuées. Le mouvement des implantations, qui allait toujours de l’avant, fait pour la première fois machine arrière. Et cela est plus important que les intentions - bonnes ou mauvaises - d’Ariel Sharon. »
Le site internet de Goush Shalom est bilingue hébreu-anglais (pour des raisons qui, sans doute, tiennent autant aux financements internationaux dont il bénéficie qu’au désir de toucher un public non-israélien). L’article d’Ouri Avnéry est donc paru, le même jour, en version anglaise. Les deux versions sont en principe identiques. En principe, car le traducteur anglais a introduit quelques modifications pour le moins surprenantes. Ainsi, dans la conclusion citée ci-dessus, on lit en anglais : « Many oppose the disengagement... » (beaucoup de gens s’opposent au désengagement), alors que l’original hébreu est sans équivoque : « Yesh hamitnagdim » (certains s’opposent). Toujours, dans la conclusion, on lit en anglais : « for the first time, settlements in Palestine are being removed », alors qu’Ouri Avnéry avait écrit que les implantations sont situées « baaretz », c’est-à-dire « dans le pays » (le traducteur a dû juger que le mot « Palestine » convenait mieux aux lecteurs occidentaux).
Le changement capital apporté par la traduction se situe au niveau du titre. Cela est naturel. Un titre doit attirer l’attention, et ce qui « fonctionne » dans une langue ne « fonctionne » pas dans une autre. En hébreu, Ouri Avnéry avait intitulé son article « Al hanissim véal haniflaot », formule classique extraite d’une prière de Hanoucca célébrant les « miracles » et les « merveilles » associés à cette fête. Le traducteur anglais a conservé le mot « miracle », en intitulant l’article « A Miracle of Rare Device ». Il s’agit d’une expression empruntée au poète anglais Coleridge, qui dans son poème Kubla Khan décrivait le splendide palais de Xanadou. Certes, Xanadou ne figurait pas dans le texte d’Ouri Avnéry ; mais la fête de Hanoucca n’y figurait pas non plus. L’essentiel était de conserver l’idée d’un miracle impressionnant - le miracle étant, en l’occurrence, la nouvelle politique d’Ariel Sharon, dont Avnéry propose une interprétation non miraculeuse.
L’article d’Ouri Avnéry a été traduit par deux sites internet français. Le premier est celui de la « Campagne civile internationale pour la protection du peuple palestinien » (www-protection-palestine), une organisation qui malgré son titre à prétention humanitaire diffuse des texte violemment anti-israéliens. On sent, par des commentaires placés en tête et en conclusion de l’article, qu’Ouri Avnéry agace un peu les pro-palestiniens français car il ne diabolise pas Ariel Sharon comme il le faudrait. La traduction, est-il indiqué, a été faite à partir de l’anglais, ce qui explique qu’on y retrouve les petites distorsions évoquées plus haut. (On y trouve aussi quelques pataquès distrayants. Ainsi, Avnéry évoquant la conception « polonaise » que Menahem Begin se faisait de l’honneur, le traducteur prend le mot anglais « Polish » au sens du brillant pour l’argenterie, et parle de « conceptions brillantes de l’honneur ».)
Le titre de l’article est la traduction littérale du titre anglais : « Un miracle d’un rare dessein » - pas très parlant en français, mais pas infidèle à l’original.
Deux semaines plus tard, l’Association France-Palestine Solidarité met à son tour en ligne (www.france-palestine.org) une traduction du même article. Deux semaines, exactement : le texte de la CCIPPP est daté du 16 août, celui de l’AFPS du 30 août. Le temps de la réflexion. En effet, les responsables de l’AFPS n’avaient cessé jusque-là de publier des textes hostiles au plan de Sharon, un plan qui avait pour objet selon eux d’« imposer la terreur, organiser le chaos » (8 mars 2004), qui était « un déni des Droits Humains et non pas la fin d’une occupation » (19 octobre 2004), et dont jusqu’à la dernière minute ils ne croyaient pas qu’il serait réalisé (« Sharon œuvre clandestinement à propager le chaos à Gaza », 10 août 2005). On comprend leur perplexité : si tout ce que fait Israël est le Mal, comment en irait-il autrement de ce plan de désengagement ?
Il fallut donc deux bonnes semaines aux idéologues de l’AFPS pour se ressaisir et publier l’article d’Ouri Avnéry. Décision d’autant plus difficile qu’Avnéry, qui est tout sauf un admirateur de Sharon, ne donnait pas dans le discours conspirationniste habituel aux pro-palestiniens français mais expliquait pourquoi le « plan de Sharon » avait une explication rationnelle.
Lorsqu’elle publia enfin l’article, l’AFPS ne reprit pas la traduction publiée par la CCIPPP (pourquoi ? les logiques fractionnelles ont des logiques que la logique ignore) mais en publia une autre, elle aussi à partir de la version anglaise. Les deux traductions se valent plus ou moins, chacune ayant ses pataquès propres. Le titre, cependant, a changé du tout au tout. Le « miracle d’un rare dessein » est devenu, sous la plume de l’AFPS, « Un miracle de la ruse »...
Que les traducteurs de l’AFPS ignorent Coleridge et sa description du palais de Xanadou, on ne saurait leur en tenir rigueur. Qu’ils ne connaissent pas le titre hébraïque original et sa référence à la Fête des Lumières, cela va de soi. Mais par quel miracle la « ruse » est-elle entrée dans leur champ sémantique, au point de faire dire à l’article le contraire de ce qu’écrit son auteur ?
Car la thèse du Sharon rusé, qui fait semblant de se retirer de Gaza mais ne le veut pas vraiment, cette thèse est bien celle des propagandistes palestiniens et de l’AFPS. Ouri Avnéry, lui, dit exactement le contraire : Sharon voulait se retirer, dit-il, parce que ce retrait est cohérent avec la conception qu’il a du sionisme.
Nous touchons là au point précis où l’esprit propagandiste tourne à la malhonnêteté pure et simple. On peut être d’accord ou pas avec Avnéry, on peut détester ou non Sharon, mais titrer un article à l’opposé de son contenu est un procédé indéfendable. À moins que l’inconscient des traducteurs ait fait des heures supplémentaires, et que pour qualifier un premier ministre de l’État juif la référence à la proverbiale fourberie juive se soit imposée d’elle-même.