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Que s’est-il passe en France ? [et en Belgique]
Eric Marty (*) www.revue-cadmos.com (CID-DemocratieMoyenOrient)
Article mis en ligne le 4 juillet 2004

Que s’est-il passé en France pour qu’on s’inquiète soudain si violemment pour les juifs ?

Ou plutôt que s’est-il passé pour qu’on se sente si seul à être inquiet ? Comment l’histoire parle-t-elle ?

Quelle est sa langue ?

D’où vient que nous nous sentions submergés de messages, de signes, et que nous nous sentions si seuls à les entendre comme si autour de nous tout le monde avait décidé d’être sourd ?

Quand avons-nous commencé à être inquiet ?

A quelle date ?

Etait-ce ce jour où Le Pen a stigmatisé quatre journalistes juifs en donnant leur nom en pâture et à la jouissance de la petite foule de Français suspendue à ses lèvres. Cela commençait par Ivan Levaï, Philippe Alexandre... Ce n’était pas une inquiétude, mais une gêne. Désormais, malgré soi, on ferait attention à qui est juif, à qui ne l’est pas, et à qui l’est derrière son nom. Ce sentiment on l’a éprouvé de manière plus précise encore, lorsque l’écrivain Renaud Camus ayant dénoncé la surreprésentation des juifs à France-Culture, on s’est mis, sans le vouloir, à se demander qui... et puis, surtout quand, parmi les journalistes visés, Isabelle Rabineau, dans un très beau texte paru dans Le Monde a évoqué le nom de ses parents Rabinovitch... Ainsi elle était... c’est curieux, on n’y avait jamais songé ; et lui, Renaud Camus, lui, le savait ; il y a des gens qui savent et qui par un seul mot font en sorte que quelqu’un soit dans l’impératif de s’identifier.

Ce n’était pas pourtant de l’inquiétude. Rien n’était dit. Tout était encore silencieux. Mais par exemple, comment ne pas y avoir repensé lorsque l’une des participantes beur de l’émission « Loft Story », Kenza, après son éviction qui suivait de près celle de l’autre beur du groupe, Aziz, a expliqué publiquement leur échec par le fait que la télévision était tenue par les juifs. Drôle de pays où un dirigeant d’extrême droite, un écrivain d’avant garde, une jeune fille issue de l’immigration sont au moins d’accord sur un mot, le mot « juif ».

L’histoire parle-t-elle alors ? Non toujours pas. On a rêvé, on oublie. Et malgré les jours où l’on se pince, on demande surtout à l’histoire d’être moins bavarde ou alors d’être plus claire.

Une fois, c’est le 6 août 2001, il fait beau, on vient d’acheter Le Monde qui est daté du 7, et à la page trois, on sursaute - l’histoire fait sursauter - à la vue d’un titre : « Les »collabos« palestiniens toujours menacés, malgré l’appel de Yasser Arafat ».

Dans ce bref article (deux courtes colonnes),le mot « collabo », avec à chaque fois des guillemets,apparaît à trois reprises ;de même le mot « collaboration », qui lui n’apparaît qu’une fois. On a envie de comprendre plus assurément ce que l’on a tout de suite compris. On ne veut pas se contenter de l’évidence, on a envie de déplier le texte avec le bout des doigts pour qu’il nous empoisse moins.

On prend les choses par le commencement : l’abréviation. Qui autrefois a abrégé ce mot pour le rendre plus hideux ? et qui désignait-il ainsi, il y a cinquante ans, réduit à trois syllabes ? Et qui désigne-t-il en français pour l’éternité ? Et puis on passe au second signe : que veulent dire ces guillemets ? Une citation ? de qui ? des Palestiniens ? Non, à l’évidence. Mais alors ? Qui, Mouna Naïm cite-t-elle ? De quoi s’agit-il ici ? De désin-formation un peu vicieuse qui joue avec les mots ? Oui. Du désir d’induire chez le lecteur une assimilation entre les nazis et les Israéliens ? Oui. Mais plus encore, il s’agit de blesser le juif, il s’agit de le rendre fou, il s’agit de dire au juif « tu as un double et ton double c’est celui qui t’a torturé à mort et qui te hante tant que tu l’imites », il s’agit de dire cela au juif de telle manière que ce raisonnement ce soit lui qui soit obligé le faire, que ce soit lui qui, à partir mot « collabo », soit pris dans la contrainte logique d’en déduire la suite. Et si une fois ne suffit pas, malgré sa mise en valeur dans le titre, alors, on va le répéter dans l’article une fois encore, puis, deux fois, et finalement, trois fois.

Si Mouna Naïm procède ainsi c’est parce qu’en bonne humaniste, malgré son adhésion absolue à la « Cause »,elle ne peut décemment défendre les mises à mort sommaires de simples informateurs, encore moins leur torture. Alors, dans cet article, pétri de bons principes, soutenant le point de vue des « organisations des droits de l’homme »,qui bien évidemment critiquent cette « justice sommaire et expéditive », il lui faut, pour compenser ce risque de dépréciation de la « Cause », susciter délibérément au coeur du plus intime de la souffrance juive le lieu d’une culpabilité en miroir, et cela, en répétant régulièrement, au milieu de phrases débordantes de compassion et d’humanisme universel, ce petit mot abrégé, et entre guillemets : « collabos », « collabos », « collabos ».

Le propos est clair : s’il est vrai que les Palestiniens ne sont pas totalement innocents, il y a toujours plus coupable qu’eux : les juifs ( je dis bien les juifs et non les Israéliens, car le mot « collabo » s’inscrit dans le paradigme du nazisme), et ces juifs ne sont pas seulement plus coupables, ils sont le coupable qui explique et justifie tout. Faute de pouvoir innocenter les Palestiniens par une argumentation rationnelle, on les innocente par le seul pouvoir évocateur d’un mot : « collabo ». La fonction de ce mot est à la fois fantasmatique mais aussi pratique : surimprimer à la réprobation humaniste des pratiques de terreur palestini-enne, le leit-motiv stigmatisant l’autre partie, produire l’innocence absolue d’une part de l’humanité sur la culpabilité absolue de l’autre.

Et on a compris une chose, l’antisémitisme n’est pas essentiellement une question d’opinion : quelle perte de temps de vouloir sonder les reins et les coeurs ! A quoi bon ? L’antisémitisme plus profondément est une question de situation historique : situation étrange où des gens très différents, enfermés chacun dans l’isolement apparent de leur destin, se mettent tout d’un coup,sans forcément le savoir, à chanter la même partition,à s’inscrire dans une polyphonie toute en contrepoint, et dont la stigmatisation irrationnelle du juif est le principal leit-motiv.

Non, il n’y a pas une date à laquelle, on a commencé d’être inquiet. On se rend compte qu’on a jamais cessé de l’être mais qu’on ne le savait pas. Mais quoi, vous n’êtes pas juif ? D’où vient cette sensibilité ? D’où vient que vous pouvez dire ce que vous venez de dire ? Non, on n’est pas juif, mais tout d’un coup, c’est comme si on l’était sans l’avoir voulu et parce qu’il est impossible de faire autrement. C’est comme si tout conspirait à vous le faire devenir. Mouna Naïm en voulant tuer symboliquement le juif avec ses sales petits mots rend juif celui qui la voit agir, tout comme Le Pen, Renaud Camus, et Kenza ont rendu juif tous ceux qui à l’instant précis où le mot juif était prononcé par eux ont tout simplement vu. Devient juif - c’est-à-dire devient soucieux - celui qui ayant vu, regarde autour de lui et aperçoit une foule qui vaque, indifférente, et qui, si on l’alerte, manifeste au mieux de l’incrédulité, et plus généralement de l’irritation.

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L’histoire a plusieurs manières de parler.Elle a ses incohérences apparentes, elle choisit de tout petits individus, plus ou moins grotesques, pour le faire - Le Pen, Camus, Kenza, Naïm - et puis elle ses cohérences massives, ses grandes structures que l’on voit se déployer avec la régularité des systèmes horlogers. Tout en étant interpellé - provoqué et ébranlé - par des signes infimes, on n’a pas cessé pour autant de regarder, d’observer, de réfléchir. Et on a vu que l’antisémitisme qui, depuis tant d’années, n’était que la médiocre passion de quelques névropathes, avait profité d’un silence relatif de l’histoire pour s’objectiver au travers de trois grandes instances : L’islamisme, le tiers-mondisme et l’extrême droite, c’est-à-dire pour donner à cette passion,la dimension d’un projet politique, très cohérent, appuyé sur des textes,des thèses,un lexique,une histoire,une géo-politique, des porte-parole, des hommes prêts à détruire, à tuer, à se tuer pour tuer, des foules pour applaudir et d’autres pour détourner le regard.

Ces trois grandes instances ne sont évidemment pas superposables, nul doute que ses membres ne se haïssent férocement les uns les autres. Mais pourtant une haine supérieure les réunit et produit de curieux recoupements passionnels : l’antimondialisation, la haine des Etats-Unis, la mystique du peuple comme destinataire de tous les discours et comme l’instrument de toutes les conquêtes (le peuple c’est-à-dire la foule totalisée en un seul corps), la haine de la démocratie, celle des juifs.

Ne simplifions pas : les recoupements demeurent toujours partiels : ainsi l’islamisme dans son délire antisémite reprend bon nombre de concepts, de procédures et de discours déjà expérimentés par le fascisme occidental et notamment européen, ainsi l’extrême droite est entièrement solidaire du Peuple palestinien et considère unanimement que les Israéliens s’y condui- sent férocement, pourtant l’Islamisme hait l’occident et l’extrême droite bien sûr méprise profondément le monde arabe.

De la même manière,le soutien aveugle que le courant tiers-mondiste apporte à la « cause arabe » tient plus à une hallucination généralisée de « peuple » en victime absolue et à un refoulement systématique de l’idéologie dont ce peuple est porteur que d’une véritable connivence intellectuelle avec cette « cause ». Mais cet activisme idéologique, très sommaire, ayant tragiquement échoué dans ses propres initiatives de conquête (Amérique du sud, Afrique, Asie...) est prêt à investir n’importe quelle convulsion historique pourvu qu’elle satisfasse son irrésistible désir de radicalité, de violence, de pureté et qu’elle comble, au moins mythiquement, son amour de l’égalité et sa sacralisation des pauvres. Ainsi même si le peuple est imbibé de l’obscurantisme le plus fou, des mythes les plus ignobles ou d’un fanatisme archaïque, cela n’est pas si grave : il demeure objectivement le peuple, et il peut, dès lors qu’il entre dans l’arène de l’histoire, tirer de cette situation objective les conditions dialectiques et les armes de son émancipation. Aux yeux des tiers-mondistes, il importe peu que le combat des Palestiniens s’inscrive subjectivement dans une idéologie religieuse et nationaliste ; ce qui importe, c’est que ce combat soit objectivement anti-impérialiste. Pour le tiers-mondisme, l’histoire réelle des peuples avec ses enjeux locaux, ses illusions, ses mythes, a toujours pour enjeu un second niveau d’implication historique qui, lui, est universel et qui est l’éternel combat du Maître et de l’esclave (concrètement donc, des Etats-Unis et du Tiers-Monde ).

La faillite du tiers-mondisme à donner un sens émancipateur et universel aux mouvements populaires du Tiers-monde est évidemment patent : le Cambodge, l’Afrique, Cuba... ,mais avec le Proche-Orient, c’est à un échec plus grave encore et plus inquiétant qui se prépare. Le financement par l’URSS ou la Chine des mouvements du Tiers-monde permettaient de colorer ces combats de progressisme et d’en contrôler plus ou moins les dérives ; avec le Proche- Orient, qui contrôle qui ? Avec qui se compromet-on ? Dans quel plus vaste projet que le sien se laisse-t-on entraîner ? Quelles forces, sous couvert, de lutter contre le prétendu apartheid israélien, sert-on ? Il suffit de lire les textes venus des forces les plus actives dans la lutte contre Israël, pour comprendre. Sans doute les tiers-mondistes, que ne comblent jamais assez la radicalité anti-occidentale et la haine de l’Amérique, trouveront là de quoi se satisfaire.

On note que le tiers-mondisme peut être une réelle passerelle vers l’isla-misme et que ce rôle médiateur ne peut que s’amplifier pour les raisons intrinsèques au tiers-mondisme que l’on vient de voir : l’exemple de la conversion de l’ex-terroriste Carlos-modèle parfait du tiers-mondisme-à l’Islam et assez parlant. Sans doute les tiers-mondistes ne tiendront pas un discours intrinsèquement antisémite, et pourtant la lecture du Monde Diplomatique ou d’écrits venus de ce camp est parfois inquiétante.. Prenons l’exemple de François Maspéro, autre modèle de Tiers-mondiste, devenu écri-vain et reporter. François Maspéro n’est évidemment pas antisémite mais il a écrit un curieux texte,intitulé : « L’écrivain, la Palestine et l’apartheid » L’évocation de l’apartheid pose un premier problème. C’est un curieux mot que ce mot-là, un peu comme « collabo » mais en moins fort : il signifie d’une part le projet de développement séparé (ainsi les deux Allemagnes avec le Mur auraient, si l’on suit cette définition littérale, pratiqué l’apartheid) et il évoque d’autre part la politique raciste du régime blanc d’Afrique du sud, c’est-à-dire l’interdiction faite aux noirs de vivre dans des quartiers réservés aux blancs, l’interdiction de prendre les transports en commun pour les blancs, l’interdiction d’avoir des relations sexuelles avec les blancs etc... et puis, ce terme évoque également les zones réservées aux noirs, morcelées et appelées Bantoustan. Quel mot ! Si riche qu’il n’a jamais été si employé que depuis que la chose n’existe plus. Voilà ce qu’écrit Maspéro : « Comment appeler ce que vit le peuple palestinien autrement qu’un apartheid ? L’analogie avec les bantoustans est juste » De quoi parle-t-on ? De quel apartheid ? Y-a-t-il mise à l’écart d ’une race ? Dans ce cas comment expliquer qu’un million et demi d’Israéliens arabes jouissent des mêmes droits que les juifs sur le territoire d’Israël, puissent faire l’amour avec des juives et éventuellement le font ? Y-a-t-il des mesures discriminatoires contre une fraction de ce peuple, les Palestiniens des territoires ? Parmi elles, Maspéro cite le fait qu’il y a des routes réservées aux « colons » ; mais ce « privilège » est-il de même nature que l’infâmie réservée aux noirs par les blancs en Afrique du sud ? Est-ce pour affirmer une supériorité raciale et pour ne pas entrer en contact physiquement avec l’autre que ces routes ont été construites ? Non, c’est pour ne pas être tué. C’est que si les « colons » empruntaient les mêmes routes que les Arabes, ils seraient systématiquement massacrés. Alors, peut-on parler d’Apartheid quand ni dans les faits,ni dans le concept,il y a une comparaison possible, et que l’analogie est une pure hallucination ? Le morcellement des territoires existe, pourquoi ne pas l’appeler « balkanisation » ou « morcellement » tout simplement ? Pourquoi aller chercher un modèle qui eststrictement à l’opposé de la politique d’Israël ?

Si j’étais un « jeune » des banlieues, et si l’on me répétait chaque jour que là-bas des hommes et des femmes auxquels je m’identifie étaient victimes de l’apartheid, j’aurais peut-être moi aussi l’envie et la rage de lancer une pierre contre une synagogue. Voilà très précisément où se situe la responsabilité de l’écrivain.

Si les Palestiniens des territoires souffrent ce n’est pas en raison d’un apartheid, mais en raison d’une situation de guerre, de conflits territoriaux. François Maspéro, s’il s’intéresse tant à l’apartheid, aurait peut-être dû se pencher sur le sort qui est fait aux chrétiens de Palestine, aux discrimina- tions dont ils souffrent, aux brimades qu’ils subissent de la part de certains de leurs frères musulmans ; il aurait dû s’intéresser à leur fuite, à leur terrible dispersion, à leur malheur tragique de minorité sans futur.

Maspéro n’est pas un grand politique. Il répète benoîtement, en croyant bien faire et sans malignité, ce qu’assène la propagande antisémite venue du monde arabe. Mais tout de même, n’y-a-t-il pas un moment, où il dérape davantage, où la langue elle-même quitte les stéréotypes massifs pour des stéréotypes plus troubles. Une phrase, une seule. François Maspéro parle de la conquête progressive de la terre arabe par les « colons », il parle de deux enclaves israéliennes qui tendent à s’unir et il écrit : « Mètre après mètre, les implantations progressent, jusqu’au jour où elles formeront une seule grande tache cohérente ». « Tache », vous avez dit « tache ». D’où vous vient cette image ? comment l’avez-vous d’abord entendue en vous ? Qu’a-t-elle caressé en votre fors intérieur ? Et comment vous êtes-vous laissé aller, vous Maspéro qui aimez jouer à l’amoureux des mots, à l’écrire ? Oui, très souvent lorsqu’on lit des texte de tiers-mondistes, la Palestine est décrite comme une terre pure, idyllique où croissent tout naturellement des oliviers et des orangers, et sur cette terre immaculée où circule sereinement un enfant juché sur un âne, il y a une tache, une implantation qui fait tache. A quoi bon noter maintenant que Maspéro lui aussi ne peut s ’empêcher d’employer le mot de ghetto.

Le croisement entre le tiers-mondisme, l’islamisme et l’extrême droite s’est ainsi réalisé partiellement, selon les opportunités, au travers par exemple du négationisme dur mais également au travers d’un climat global de remise en cause du caractère imprescriptible de la Shoah. Pourtant, c’est à Durban en septembre 2001 que les pressentiments que l’on pouvait avoir d’un rapprochement plus décisif et plus spectaculaire entre le tiers-mondisme et l’antisémitisme islamiste se sont confirmés. Il est inouï que sous la direction de l’ONU, une conférence sur le racisme se soit transformée, entre deux discours de Fidel Castro, en un immense meeting de haine et d’accusation contre Israël et contre les juifs. Le Monde dans ses différents reportages fait état du climat d’intimidation, de harcèlement, de menaces, de violences et où fusaient les slogans « Mort aux juifs » ou « Un juif, une balle. » Ce qui fut frappant alors c’est la tiersmondisation du concept de racisme. Et par exemple, lors même qu’il est avéré que le monde musulman a été le premier et pas le moindre acteur de la traite des noirs, que l’ abolition de l’esclavage, qui fut aussi un concept africain pratiqué d’abord au profit des Africains eux-mêmes, a été à l’initiative du seul Occident, que par exemple les juifs américains ont été les premiers à se battre pour les droits civiques des noirs aux Etats-Unis, malgré cela donc, l’ennemi absolu qui fut désigné, dans une vaste synthèse afro-arabe, fut le juif américain et son double l’Israélien.


Et puis, il y a eu les premiers attentats anti-juifs. Ils ont commencé en octobre 2000. En un mois, une centaine d’agressions. Boutiques juives et synagogues incendiées, saccages et destruction de lieux de prières, profana- tions du Livre, attaques verbales et physiques contre des juifs destinées à terroriser. Au mois de décembre 2000, on a tenté d’interdire à un chanteur juif (Enrico Macias) de chanter dans le nord de la France parce qu’il avait manifesté pour Israël. Ce même chanteur avait déjà été interdit de chanter, une première fois, il y a quelques années par les militants du Front National dans le sud du pays et une seconde fois, plus récemment, quand, sur le point de partir donner un récital en Algérie, il dut y renoncer sous la menace de violences physiques et de mort.

Pendant toute l’année 2001, ces attaques se sont poursuivies sans qu’on n’en parle plus sauf de manière indirecte. Ainsi à la fin mai 2001 par exemple, on a appris que la projection d’un film pro-palestinien avait été interdite à Montreuil du fait d’un « grave incident antisémite qui avait eu lieu dans les semaines précédentes ». Quel « grave incident » ? On n’en a pas su davantage.

L’année 2002 a commencé comme on le sait:Créteil d’abord, puis Goussainville. Et il y a tous ces faits qui ne s’enregistrent pas : cet ami, professeur dans un établissement de banlieue qui voulant étudier un texte dans un classe à forte proportion maghrébine, ne peut le faire devant les protestations des élèves, parce que l’auteur est juif : il s’agit de Primo Levi.

Etrange pays que la France qui avait manifesté dans la plus intense ferveur après que trois jeunes marginaux fascisants eurent profané la dépouille d’un juif à Carpentras, étrange pays qui, pendant plusieurs mois, a rempli d’articles les colonnes d’un quotidien du soir pour stigmatiser les pages très malsaines de l’écrivain Renaud Camus sur les juifs, étrange pays qui, sans crainte du ridicule, a pu accuser la société Microsoft de racisme sous prétexte que son correcteur automatique d’orthographe proposait pour « anti- stress » d’y substituer « anti-arabe » lors même que ce correcteur est connu par tous ses utilisateurs comme coutumier de facéties aussi arbitraires que l’est le langage. Etrange pays qui, lorsque se déroule sous ses yeux, non les actes symboliques de névrosés, non un « cadavre exquis » informatique, mais une politique de destruction réelle de lieux juifs réels, détourne le regard, minimise, relativise, excuse.

Revenons un instant au cas du chanteur sur lequel on a pas pu faire silence. Le plus étrange alors c’est que les médias ont parlé de l’agresseur comme d’une « organisation pro-palestinienne » (appartenant donc à l’ échiquier des discours acceptables et agréés) et ont répété à l’envi le motif invoqué par cette fameuse organisation : le chanteur avait manifesté avec des organisations fascistes et racistes juives : où ? quand ? comment ? personne ne le disait. En réalité le chanteur avait manifesté avec des milliers de Français devant l’ambassade d’Israël à Paris pour protester contre la partialité des médias de leur propre pays sur ce qui se passait au Proche-Orient. Dans cette foule immense, chaleureuse, vibrante il n’y eut pas le moindre propos raciste ou fasciste. Mais c’est une constante de la propagande franco-palestinienne que de justifier ses menaces, ses coups, sa violence, son intolérance en hurlant préventivement au fascisme et au racisme sioniste.

Le problème particulier de cette terreur ou cette tentation d’exercer la terreur est qu’elle a pour foyer principal une fraction de la communauté musulmane de France. Les lieux où sont accomplis ces actes, les quelques personnes arrêtées ou identifiées ne laissent pas de doute. Pourquoi faut-il le dire ? Non bien sûr pour stigmatiser cette communauté que tant de juifs ont pris le risque de défendre les premiers lors des débuts du Front National, à une époque où tout une part de la classe politique traditionnelle était tétanisée et presque fascinée par les discours de Le Pen. S’il faut le dire c’est parce qu’on ne peut combattre l’antisémitisme qu’en le dénonçant, qu’en en identifiant le discours, le projet, l’importance.

Si le silence que les médias et les institutions font sur les attentats antisémites est particulièrement dangereux, c’est que c’est un silence plein de sous-entendus. C’est un silence tout à la fois adressé aux juifs mais aussi à la communauté musulmane. D’une part, on intime aux juifs de se taire, ou du moins de ne pas en faire trop ; on leur laisse entendre d’ailleurs parfois qu’Israël est un peu responsable de ce qui arrive et qu’eux-mêmes le sont aussi en manifestant un peu trop bruyamment leur soutien à ce pays. On retrouve là la rengaine des années noires à peine transposée aux nouvelles circonstances que la création de l’état d’Israël a produites. Toute réaction de défense de la communauté juive est lue aussitôt comme une provocation à de nouvelles persécutions. Le message à la communauté musulmane est plus ambigu encore puisqu’il aboutit à admettre des processus d’identification massifs et fantasmatiques entre les communautés avec ce qui se déroule actuellement au Proche Orient ou plutôt avec ce qu’en racontent les médias. On voit d’une part quelle bombe à retardement on laisse s’installer en France même et de quel mépris, dans cette complaisance même, ces Institutions progressistes font preuve à l’égard de cette communauté.

Ce silence semble sur le point de se fendre mais pour laisser place à d’étranges manèges mondains. On apprend que le 22 janvier des écrivains juifs et arabes se sont réunis dans un « café parisien » [sic], pour parler de l’antisémitisme en France. Que note-t-on ? C’est que pour en parler, il faut d’abord faire acte de soumission et dire et redire qu’Israël mène une politique « criminelle vis à vis du peuple palestinien etc. » Ce n’est qu’une fois fait son acte de contrition, qu’alors on déplorera les attaques contre les juifs, mais, bien sûr, après avoir pris la précaution d’en donner les justifications objectives et cela avec la caution de juifs parisiens.

La vérité c’est tout d’abord que ces attentats n’ont aucun rapport avec ce qui se passe au Proche-Orient mais seulement avec ce qu’en rapportent les médias. Si c’est à cause de l’apartheid israélien qu’on brûle des synagogues, ne reste de réel que l’incendie de la synagogue.

Et puis, il y a ceci. Le commencement de l’antisémitisme actuel se joue précisément dans la mise en relation entre la violence contre les juifs de France et les événements qui se déroulent ou qui sont censés se dérouler au Proche Orient, tout comme le commencement de l’antisémitisme moderne en Europe commença avec le mise en relation entre la violence faite aux juifs russes, allemands, polonais ou français, et les grosses fortunes de quelques hommes d’affaires présentés comme des fauteurs de guerre ou de misère. Le point de départ de toute attitude éthique est de refuser de manière absolue d’établir un lien quelconque entre les deux. L’éthique commence avec cet absolu.


Que s’est-il donc passé en France ? Que va-t-il se passer ? Il y a des moments dans l’histoire où tout peut basculer dans l’ignoble ou bien au contraire être l’occasion d’une reconquête de sa dignité. On se souvient, quand Dreyfus fut condamné, que la gauche et l’extrême gauche ne bougèrent pas. Pire même, une partie d’entre ses militants tenait alors un discours profondément antisémite, et une autre, assimilant les juifs à la bourgeoisie honnie, prônait une neutra- lité de marbre : cette tentation revint en 1940, lorsque le Parti communiste parlait, à propos du conflit européen, de guerre inter-impérialiste dans laquelle il ne fallait pas prendre parti.

Et puis, il y a eu un moment, où dépassant une représentation du monde comme ne répondant qu’à la seule logique de la lutte des classes, des socialistes ont compris que la vérité et la justice transcendaient cette lutte des classes de leur sens absolu. Ces socialistes ont compris que cette lutte des classes ne prenait de sens qu’au sein d’un projet d’émancipation au sein duquel la vérité tenait son rôle propre. Ils ont compris que dans un individu, un bourgeois, un militaire, un conservateur, le sens d’être de la vérité même de leur combat pouvait paradoxalement être noué. Et si la vérité se jouait dans cet homme, peu sympathique dit-on, dans ce froid bourgeois conformiste, c’est parce que, par delà son appartenance de classe, par delà ses opinions et par de là sa petite personne, mais sans oublier sa singularité vivante, il était une victime absolue. D’autres bien sûr, notamment des Chrétiens - dont Péguy est la figure exemplaire - ont compris au travers d’autres cheminements la même chose.

Qu’est-ce qu’une victime absolue ? Il y a de nombreuses victimes d’erreurs judiciaires, dans un siècle. Qu’est-ce qui faisait que celle-ci était unique, qu’elle était l’exception, et qu’est-ce qui faisait que cette victime concernait le destin de la vérité du pays tout entier ? Ce n’était pas que sa souffrance était pire que d’autres, ce n’était pas non plus qu’on lui avait fait plus de mal. Si certains se sont levés et ont défendu Dreyfus au détriment parfois de leurs intérêts politiques immédiats, c’est qu’ils ont soupçonné quelque chose dans la passion même qui animait ses ennemis. Ce qu’on voulait tuer, ce n’était pas un homme, ni même l’homme en général. Ce qu’on voulait tuer c’est le type d’expérience humaine que cet homme représentait malgré lui, par son seul nom.Cette expérience humaine,c’est celle originaire d’Israël, c’est celle qui inscrit dans l’universel la trace d’une singularité, qui noue ensemble universalité et singularité. Voilà ce qui agitait la passion haineuse des élites et de la populace. Voilà ce qu’on voulaittuer, voilà ce qu’on a voulu tuer, voilà ce qu’on veut tuer.

Que les grands totalitarismes s’y soient employés et s’y emploient, notamment au travers du nouveau démon totalitaire qu’est l’islamisme, n’est pas étonnant puisque pour eux l’universel conditionne l’abolition de son épreuve singulière et de toute singularité historique. Et pourtant l’agressivité que suscite l’expérience symbolique d’Israël dont tout juif porte en lui la trace, est une agressivité qui dépasse ce cadre politique. L’agressivité que suscite cette trace même en tant qu’elle fonde l’universel, en tant qu’elle le fonde mais en maintenant précisément en son coeur la singularité historique et métaphysique de cette épreuve, faisant alors de l’universel le lieu d’une épreuve singulière, cette agressivité donc est aussi l’expérience la plus banale et la plus quelconque qui puisse se faire,puisque elle est l’expérience du sujet délaissé. L’expérience du sujet à qui manque en lui-même un accès symbolique à sa propre universalité, bref, en qui l’accès à l’universel sera éternellement l’expérience de sa déficience. Si l’antisémitisme a une place dans l’homme, c’est là où gît et veille le Néant.

On ne sait ce qui s’est passé dans la tête des juifs et des non-juifs qui ont pris la défense de Dreyfus. Ce qu’on sait, c’est que leur combat fut universel et eut une singularité individuelle pour objet de ce combat. Ce qu ’on sait c’est qu’ils ont compris que quelque chose d’autre qu’un fait divers se jouait dans cette erreur judiciaire et que ce quelque chose transcendait tout autre impératif.

Voilà ce sur quoi les Français, dont la mémoire est pétrie par cette scène quasi-primitive du XXème siècle, doivent méditer aujourd’hui. L’omniprésence du mensonge, l’omniprésence de la haine contre Israël, la facilité avec laquelle on fait de cette haine et de ce mensonge les armes d’une politique de violence contre les juifs, devraient les pousser à ouvrir les yeux au plus vite et à se souvenir.

Que ce devoir de vérité incombe à la France n’est peut-être pas un hasard et ce n’est pas forcément une malchance.


(*) Eric Marty,professeur de littérature française et contemporaine à l’Université Paris 7. Il a publié plusieurs essais sur Gide, René Char et un roman Sacrifice aux éditions du Seuil. Son dernier livre, Louis Althusser, un sujet sans procès, est paru chez Gallimard, collection « L’Infini ».



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