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Un certain sens de l’honneur
« Qui vive » par Alain Finkielkraut
Article mis en ligne le 2 janvier 2006

Extrait de L’Arche n° 573, janvier 2006
Numéro spécimen sur demande à info arche-mag.com

À propos de l’« aristocratie »

Lionel Jospin écrit dans son livre Le monde tel que je le vois : « L’un des traits les plus originaux de la période dans le champ des structures sociales, et qui est aussi le plus troublant, est l’émergence d’un nouveau groupe dominant. Cette nouvelle aristocratie émerge d’une alliance implicite entre des grands dirigeants d’entreprises, des financiers, des cadres élevés de l’industrie et des services, certains hauts fonctionnaires de l’État et des privilégiés des médias. »

Pourquoi parler d’aristocratie ? Cette façon qu’a la gauche, politique mais aussi intellectuelle, de vouloir refaire continuellement la révolution et mettre les aristos à la lanterne. Cette incapacité de donner au mot d’aristocratie un sens positif. L’aristocratie, pour elle, c’est le groupe des privilégiés, c’est la caste dominante, les exploiteurs, les parasites qui profitent du travail des autres. Bourdieu a naguère écrit La noblesse d’État, contre les grandes écoles et l’esprit de corps : il ne saurait être question d’utiliser le mot « noblesse » autrement que de manière négative, péjorative.

Belle idée pourtant que celle de noblesse, de gentleman, de mensch : ce mot yiddish de mensch est un mot aristocratique. L’honneur nous vient également de l’aristocratie. Ainsi que le loisir : non pas les loisirs mais le loisir comme une instance, une réalité supérieure au travail.

Contre l’idéal aristocratique, la société bourgeoise a réhabilité le travail et l’économie. C’est bien. Mais faut-il en conclure que tout cet idéal aristocratique n’a plus rien à nous dire ?

Dans les premières pages de La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt écrit que notre société est devenue une société de travailleurs. Et elle ajoute : « C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre les hommes, il ne reste plus de classes, plus d’aristocratie politique ou spirituelle qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. »

Le slogan des 35 heures aurait pu être : « Démocratisation de l’aristocratie ». Il y aurait davantage d’aristocrates, c’est-à-dire davantage d’hommes libres des nécessités de la vie et capables de ces activités plus hautes et plus enrichissantes. Au lieu de quoi nous avons, avec les 35 heures, la haine de l’aristocratie et l’oubli des valeurs dont l’aristocratie portait témoignage.

Le loisir sous la forme de la conversation, de la contemplation, de la lecture, de la méditation, laisse place aux embouteillages, aux iPod et aux écrans. Il faudrait réévaluer cet héritage aristocratique, précisément pour le démocratiser. Mais nous avons pris le chemin inverse.

À propos des lois antiterroristes

Le projet de loi de lutte contre le terrorisme est qualifié de « liberticide » à cause du renforcement de la vidéo-surveillance, à cause de la consultation des fichiers informatiques par les policiers, du durcissement des peines, etc.

Ce mot de « liberticide » me rappelle une anecdote personnelle. Au début des années 70, je me souviens être allé dans un cinéma du XIVe pour un festival de cinéma juif. Il y avait des fouilles corporelles à l’entrée, ce qui commençait tout juste en Europe à l’époque. J’étais avec un ami qui s’est mis en colère. Il était furieux de ces fouilles. Cette fureur m’a plongé dans un état de gêne et de sidération, mais je n’en avais pas fini avec cette fureur. Le réflexe de mon ami s’est prolongé, les décennies suivantes, en réflexions philosophiques extrêmement élaborées et même chic.

Deux noms à ce sujet : Gilles Deleuze et Giorgio Agamben. Le premier, l’une des références majeures des nouvelles générations, analyse (en s’inspirant de Foucault) le passage des sociétés disciplinaires d’antan aux sociétés de contrôle d’aujourd’hui. Des sociétés qui ne fonctionnent pas par enfermement mais par contrôle continu et communications instantanées - aujourd’hui ce serait la vidéo-surveillance, le bracelet électronique, le GPS, etc. Le second, Giorgio Agamben, nous explique que l’état d’exception est devenu la norme, que c’est le paradigme qui gouverne toujours davantage la politique des États modernes. Là, le sens commun proteste car on est très libre aujourd’hui, on n’a même jamais pu bénéficier d’autant de droits.

Mais pour Deleuze, Agamben et leurs innombrables épigones, il n’y a pas de problème. Le terrorisme, la violence, la délinquance ne sont que les prétextes, les instruments, voire les inventions dont le pouvoir a besoin pour aggraver, perfectionner son emprise. C’est qu’ils ne connaissent qu’une forme de lutte : la lutte des classes. Et qu’une seule guerre : la guerre civile - celle, dirait-on aujourd’hui dans un langage post-marxiste, que l’Empire mène contre la multitude.

Cet aveuglement est affligeant. Le terrorisme existe, il n’est pas téléguidé par l’Empire et il vise, par définition, la multitude. Dénoncer systématiquement l’atteinte aux libertés chaque fois qu’un État essaie de protéger ses citoyens, c’est oublier que la première des libertés, dans un État libéral, est la sûreté.

À propos des violences urbaines

Je suis épouvanté par le vandalisme qui s’est déchaîné sur l’ensemble du territoire français. Épouvanté, mais pas étonné. Cette apocalypse était prévisible, et elle était annoncée. Notamment dans le rapport du ministère de l’éducation nationale sur les signes et manifestations d’appartenance ethniques ou religieuses dans les lycées et collèges des zones dites difficiles - rapport de juin 2004 présenté par Jean-Pierre Obin.

Ce rapport nous apprend notamment que nombre d’élèves cherchent, par leur tenue vestimentaire, à se démarquer de la France et de ceux, élèves ou professeurs, que l’on nomme « les Français ». Ce rapport nous révèle aussi que certains auteurs, notamment les philosophes des Lumières, sont de plus en plus fréquemment contestés (« Rousseau est contraire à ma religion »).

On apprend également que l’Histoire est l’objet d’une accusation d’ensemble de la part de certains élèves et de ceux qui les influencent ; elle serait globalement « mensongère » et « partiale », elle transmettrait une vison du monde « judéo-chrétienne » et « déformée ». Les exemples abondent, plus ou moins surprenants, comme le refus d’étudier l’édification des cathédrales ou d’ouvrir le livre sur un plan d’église byzantine. Ou encore d’admettre l’existence de religions pré-islamiques en Égypte et au Moyen-Orient. L’Histoire Sainte est à tout bout de champ opposée à l’Histoire.

Cette contestation, dit aussi le rapport, devient presque la norme et peut se radicaliser et se politiser dès qu’on aborde les questions plus sensibles, notamment les Croisades, le génocide des Juifs (propos négationnistes fréquents), la guerre d’Algérie, les guerres israélo-arabes et la question palestinienne.

Apocalypse annoncée aussi par les attaques qui ont visé les lycéens blancs lors d’une manifestation contre la loi Fillon au mois de mars. Apocalypse annoncée encore par des chansons de rap, telle celle-ci, de Monsieur R, abondamment et complaisamment médiatisée : « La France est une garce, n’oublie pas de la baiser jusqu’à l’épuiser comme une salope il faut la traiter mec, moi je pisse sur Napoléon et le général de Gaulle », ou encore celle-ci, du groupe de rap Sniper : « Le seul moyen de se faire entendre est de brûler des voitures, faut faire en somme que ça change, la haine coule dans nos artères, la France est une garce et on s’est fait trahir, le système, voilà ce qui nous pousse à les haïr ». Dernier exemple, le groupe de rap Ministère Amer : « Quelle chance d’habiter la France, dommage mon petit que ta mère t’ait rien dit sur ce putain de pays où vingt-quatre heures par jour et sept jours par semaine j’ai envie de dégainer sur ces faces de craie, faces de craie bien placées qui m’empêchent de m’exprimer. »

Ainsi donc, le verbe de ce rap s’est fait chair. Je dit bien : ce rap. Toute généralisation est paresseuse et abusive. La haine inouïe de la France et des « faces de craie » ne demandait qu’à exploser. Il a suffi non pas d’une provocation mais d’une rumeur sur la mort de deux adolescents électrocutés à Clichy-sous-Bois.

Il ne s’agit pas là de l’échec du modèle français d’intégration, comme on a pu le lire dans la presse étrangère. Tout échoue en Europe. La mort de Théo van Gogh signe le fiasco du multiculturalisme néerlandais et de son idéal de tolérance. Les Anglais voient se développer des émeutes inter-ethniques d’une violence inouïe, ce qui devrait leur interdire d’ériger leur modèle en exemple. Tout échoue, et en même temps je comprends qu’on cherche à saisir les causes de ce phénomène. Moi aussi, je voudrais pouvoir l’expliquer. Mais en même temps, à la différence de beaucoup, je veux d’abord veiller sur le sentiment de l’injustifiable. Et m’en faire le garde du corps, le défendre contre sa mastication tranquille par le principe de causalité.

Il n’y a pas de lien de cause à effet entre l’aggravation des inégalités, la tristesse des banlieues, le chômage, la pauvreté, la précarité, et les actes que nous avons connus. Nul déterminisme économique et social ne peut rendre raison du saccage des écoles. Younès Amrani, qui est l’auteur avec le sociologue Stéphane Beaud de Pays de malheur ! paru aux éditions de La Découverte (c’est intéressant, l’apparition de points d’exclamation dans les livres à prétention scientifique), et qui est un intellectuel issu de ces quartiers difficiles, est interviewé dans le Journal du Dimanche du 6 novembre. Voilà ce qu’il dit : « Comment ne pas péter un câble et ne pas faire de conneries quand tu n’as pas de fric ? ».

Pour justifier la suspension des règles de la morale universelle et la subordination de l’éthique à la vision politique du monde, les progressistes disaient autrefois : la fin justifie les moyens. Ce discours ne fait plus recette : Staline est passé par là. Mais le progressisme est insubmersible, il s’est donc replié sur une autre position : la cause maintenant justifie les moyens - pas la cause que l’on défend, la cause dont on est l’effet. Il y a une sorte de course à la désimputation des coupables. Soit on dissimule leur origine (on dit : « des jeunes »), soit, quand on est obligé de la reconnaître, on dénonce aussitôt leurs conditions de vie et la stigmatisation dont ils sont victimes. La causalité mène à l’excuse, et l’excuse à la célébration des enragés.

Mais que dit-elle donc, cette rage incendiaire ? Elle exprime la haine d’une partie du monde arabo-musulman contre l’Occident et plus particulièrement contre les anciennes puissances coloniales, comme la France. Elle révèle aussi, et paradoxalement, une sorte d’occidentalisme échevelé. Le vocabulaire des émeutiers est parfois celui de l’islamisme radical ; leur monde est celui de l’individualisme absolu, celui du « tout, tout de suite », des jeux vidéo et de la pornographie. Enfants de la technique, c’est-à-dire de l’arraisonnement, de la consommation séance tenante, et de l’alternative nihiliste : « Du fric ou je fais des conneries ! », ils ne sont pas en rupture avec la société française d’aujourd’hui, ils en sont la caricature. Et c’est le culte de l’immédiateté, en eux, qui s’insurge contre la médiation de l’école.

À propos de l’image de la France

L’intégration était autrefois une double adoption. Adoption par le nouveau venu de la France, adoption par la France du nouveau venu. Mais la France n’est plus une patrie. C’est un État social, une compagnie d’assurances. Le citoyen est donc un assuré. Cet assuré, dans le contexte du chômage, de la précarité et de la mondialisation, n’est pas très rassuré ; il demande donc d’être mieux assuré, et il rouspète. Les émeutiers peuvent donc être considérés comme des gueulards extrêmes. Les super-plaignants de la société des plaignants.

L’occasion nous était donnée durant ces émeutes de dire que la France c’est autre chose. De dire aussi que l’école n’est pas là pour donner des emplois. On ne va pas à l’école pour être embauché, on va à l’école pour être enseigné. Cette occasion n’a pas été saisie. Les super-plaignants vont se fatiguer, et on retournera à la violence quotidienne, diffuse, de quelques voitures incendiées ici ou là, d’immeubles tagués, de professeurs défiés, de bons élèves chahutés, jusqu’à la prochaine fois.

Le cœur de l’humanisme occidental battait pour l’école. Le cœur de l’humanisme contemporain bat pour les incendiaires de l’école.

On est passé de ce grand principe des Lumières, « Nulle ignorance n’est utile », à ce principe que l’on croyait enterré avec le maoïsme lui-même : « On a toujours raison de se révolter ». Ni Hanna Arendt, ni Camus, ni la pensée ou l’expérience totalitaires n’ont eu raison de cet axiome.

La France est devenue un pays opaque à lui-même. Les jeunes des cités disent : « On ne parle jamais de nous ». C’est exactement le contraire. Regardez le cinéma. Si on en croit le cinéma français, la France est surtout un pays composé de bobos écorchés vifs, paumés mais politiquement impeccables, et de marginaux qui pètent les plombs ; de jeunes des cités, d’habitants des banlieues qui vivent dans le désespoir, ou encore de clandestins sans droits et sans papiers. Le reste n’existe pas. Le malheur paysan n’intéresse personne, la classe ouvrière est quasi absente. La prise en charge de la souffrance que les nouvelles technologies et la mondialisation ont infligée aux ouvriers ne s’est pas faite en France mais en Angleterre.

On est resté polarisé sur le désespoir des banlieues. Mais les jeunes des cités ont-ils le monopole de la banlieue ? Ont-ils le monopole du désespoir ? Qui parle, par exemple, de la détresse des personnes licenciées après la faillite des fabriques de chaussures Stéphane Kélian et Charles Jourdan ? Ils ne mettent pas le feu aux usines ou aux bâtiments publics. Ils n’ont donc droit qu’à une sympathie distraite et fugitive.

À propos de l’« affaire Finkielkraut »

Depuis quatre ans je m’efforce de regarder la réalité en face. Je cherche à comprendre l’événement, c’est-à-dire une réalité qui nous assaille et pour laquelle nous n’avons pas de concepts.

Or, contrairement à l’habitude, je suis le sujet du jour. Mon nom, qui était il y a peu de temps encore celui d’un auteur, d’un professeur, d’un intellectuel, d’un époux, d’un père et d’un fils, mon nom est devenu celui d’une « affaire ». Penser, c’est se quitter, sortir de la sphère du souci de soi. Et voici que je me retrouve non seulement sujet qui pense mais objet de pensée.

Parlons donc de « l’affaire », c’est-à-dire de l’entretien que j’ai donné au journal Haaretz et du montage opéré par Sylvain Cypel pour Le Monde. Sylvain Cypel lit cet entretien sur internet. Il est étonné par certains propos que le journal Haaretz qualifie de « très déviants ». Il propose donc à sa direction d’écrire un article et en reçoit le feu vert. À aucun moment il ne lui est demandé de vérifier ses sources.

Je suis un intellectuel français, j’habite non loin de Paris, je suis joignable. On aurait pu me demander si je reconnaissais cet entretien, dans quelles conditions il s’était passé. J’aurais dit que je n’ai jamais prononcé ni pensé des phrases comme « Les barbares sont à nos portes » ou « Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans », et que ces titres ont été commercialement choisis par Haaretz pour produire un effet de choc. Et puis, si on s’intéresse à mes idées, pourquoi faire ce détour étrange et ne pas me poser simplement la question : que pensez-vous de ce qui s’est passé dans les banlieues ? Non, rien de tel.

J’ai appris, trop tard, que l’auteur de l’entretien, Dror Mishani, avait publié dans Haaretz, avant de me rencontrer, un article sur les émeutes intitulé « Solidarité avec Mourad et Mounir ». Il y attaque avec véhémence et mépris cette partie du public israélien qui se frotte les mains en disant : « Les Français nous donnaient des leçons, maintenant ils ont compris ce que c’est que d’avoir affaire à des Arabes ». Le journaliste leur conseille de ne pas se féliciter trop vite. La gauche française, dit-il, est intelligente, elle a été alertée par le 21 avril, et avant cela instruite par la Commune de Paris. Elle sait que ceux qui mettent le feu veulent en fait l’égalité, le travail et des conditions de vie décentes, qu’ils ne sont pas une menace, et qu’au contraire la République est née sur les barricades. Et, gage d’authenticité suprême, cette lutte n’est pas menée comme en 68 par les étudiants, ces enfants gâtés du Quartier Latin, mais par les vrais damnés de la terre, Mourad et Mounir, dans des banlieues lugubres.

Il s’agit donc, selon Dror Mishani, d’une lutte splendide pour les droits. Je n’ai pas été interviewé par un journaliste, j’ai été interrogé par un adversaire idéologique. Lorsque, deux jours après l’entretien, on m’a couru après pour trouver une photo qui ferait la Une du supplément hebdomadaire du Haaretz, personne ne m’a dit que c’était parce que je tenais des propos juteux. Personne ne m’a dit : est-ce que vous voulez vérifier, est-ce que vous contestez ou non telle ou telle formulation ?

Je me suis laissé avoir. Par confiance en moi ? Non. Par confiance dans les autres. Précisément parce que je commence par la confiance. Je ne suis pas paranoïaque. Un visage n’est pas d’abord un ennemi. Un visage, c’est d’abord un visage. Et quand je parle à un visage, j’essaie de le convaincre. Je ne dis pas que je possède la vérité, mais j’essaie de convaincre. Et je pense que nous nous plaçons dans un espace d’argumentation. Je ne peux pas vivre, dès lors que le dialogue serait toujours un piège ; je ne peux pas vivre, si vivre c’est penser constamment que j’ai affaire à des ennemis.

J’ai donc fait confiance, et je me suis exposé naïvement au sensationnalisme de la bien-pensance. On a voulu faire d’une pierre deux coups. D’abord, dénoncer l’ennemi de Mourad et Mounir, l’équivalent français des colons extrémistes ; puis vendre et créer de l’événement. La bien-pensance a les méthodes de la presse de ruisseau. C’est vrai ici, c’est vrai là-bas.

Quand, dans Le Nouvel Observateur, Claude Askolovitch, avec une empathie complètement à côté de la plaque, dit que je me suis laissé berner parce que c’était un journal israélien, il se trompe. Dans tous les cas de figure, j’aurais été dupe.

Et Haaretz a récidivé : un article a été publié par un autre journaliste, après mon entretien avec Jean-Pierre Elkabbach à Europe 1, pour dire qu’ayant été menacé de mort je m’excusais. Deux informations, deux contrevérités. Je n’ai pas encore été menacé de mort. Je ne me suis pas excusé. Jean-Pierre Elkabbach voulait m’arracher des excuses. Je lui ai dit : le personnage monté par l’article du Monde est odieux, grotesque, antipathique ; ce raciste, ce nostalgique du bon vieux temps où on faisait suer le burnous devrait s’excuser, je m’excuse donc en son nom. D’ailleurs, j’ai eu tort. Il est tellement con, ce personnage, qu’il ne s’excuserait pas.

La couverture du Nouvel Observateur me présente également comme le chef inquiétant d’une conspiration visant à aggraver les « fractures françaises ». Pas seulement moi. C’est le cas aussi d’André Glucksmann, d’Alexandre Adler, de Pierre-André Taguieff et de Maurice Dantec. Il est assez triste que Le Nouvel Observateur puisse publier aujourd’hui une espèce de « liste Ramadan ». Les auteurs n’avaient aucune intention antisémite, bien entendu. Il n’en reste pas moins qu’aucun journal d’extrême droite n’oserait faire ça.

Il faut essayer de comprendre cette avidité à construire la figure d’un ennemi dangereux.

Pourquoi n’ai-je jamais été consulté ? C’est qu’on était trop heureux de me prendre « la main dans le sac ». Cela fait quelque temps que j’énervais le progressisme. Et qu’est-ce qu’il y avait d’énervant dans mon attitude ? Précisément le refus d’abandonner la réalité au mélodrame, qui voit, sous des visages divers, le même opprimé affronter le même oppresseur.

Deuxième crime, corrélatif du premier : j’ai osé, avec d’autres, dénoncer un racisme anti-français. J’ai pris acte du fait que Dupont-Lajoie n’avait pas le monopole du racisme. On a voulu me faire payer ce constat blasphématoire. Je suis devenu le chef d’un grand complot, celui des « néo-réacs ».

Car le problème, c’est que la gauche, ou une partie de la gauche, n’est plus aujourd’hui qu’une adolescence interminable. L’adolescence consiste à voir le monde en termes manichéens. L’adolescence va vers l’extérieur animée non par le souci de résoudre des problèmes mais par le désir de combattre des dragons. Il y a un désir d’ennemis, il y a une soif de racistes. Et un raciste juif, après Durban, c’est l’ennemi qu’on adore détester. On préfère combattre ce monstre plutôt que de tendre la main aux émeutiers. Car ce n’est pas leur tendre la main que de les abreuver de compassion ou de les héroïser ; c’est au contraire les enfoncer dans leur marasme. Si on avait vraiment voulu sauver ces adolescents à la dérive, on aurait condamné sans réserve leurs agissements, on leur aurait dit que ce qui les handicape le plus lourdement, ce n’est pas tant leur couleur de peau que leur agressivité, leur arrogance, et la haine de la langue dont témoigne le parler-banlieue, cet affreux sabir. En donnant à cette agressivité et à cette arrogance l’alibi de l’anti-racisme, on ne les aide pas, on les coule.

Demain, il y aura plus encore de discrimination à l’embauche. Mais le parti du Bien et de l’éternelle jeunesse sera content, parce qu’il n’aime rien tant que d’avoir des racistes à se mettre sous la dent. Voilà pourquoi il aligne Sarkozy sur Le Pen. Il aspire à un 21 avril perpétuel. Ce qu’il veut, ce n’est pas l’intégration, ce n’est pas un meilleur vivre ensemble. Ce qu’il veut, c’est la joie de haïr, la bonne conscience de la supériorité morale.

Un mot d’amitié pour Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur. Ce journal, il l’a fondé sous l’égide de Sartre. Il a essayé d’y faire vivre - malgré les difficultés, malgré la bêtise adolescente - l’esprit de Camus. Et, jusqu’à aujourd’hui, son éditorial désavoue le journal. Il n’a plus le pouvoir de faire autre chose. Il est le dissident du magazine qu’il a fondé.

Je vis dans le désarroi et la gratitude. Désarroi devant le déferlement de méchanceté dont je suis l’objet. Gratitude pour les lettres et courriels qui me parviennent en très grand nombre. Des lettres toutes dignes et belles. Quelquefois de gens connus, parmi lesquels des gens de gauche. La plupart du temps, des inconnus qui me disent leur solidarité et dont aucun n’est animé par le moindre sentiment raciste.

À propos de la colonisation

Face à la colère suscitée aux Antilles par la loi du 23 février 2005, qui demande aux programmes scolaires de reconnaître en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, Nicolas Sarkozy a dû annuler son voyage. Le Collectif pour l’abrogation de la loi de la honte, créé à Fort-de-France, peut maintenant célébrer sa victoire.

Je rappelle que les Antilles font partie de la République française. Si la présence de la France outre-mer est seulement et exclusivement négative, pourquoi la Martinique et la Guadeloupe ne choisissent-elles pas la voie de l’indépendance ? Il y a là un illogisme, un écart inquiétant entre le fait et le verbe, un mensonge à soi-même qui conduit le discours antillais à se payer de mots.

Les mêmes, au demeurant, qui s’enorgueillissent d’avoir claqué la porte à un ministre de la République française, ont fait il y a peu un accueil triomphal à celui que l’un de leurs écrivains, Raphaël Confiant, persiste à appeler « l’humoriste Dieudonné ». Alors, vigilance ou aveuglement ? Fierté blessée ou inconséquence identitaire ?

Raphaël Confiant est écrivain, Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, qui ont publié dans L’Humanité une lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, le sont aussi. Ils devraient donc être les premiers à reconnaître que l’un des aspects positifs de la présence française outre-mer est l’expansion de la langue française. Cette langue, Patrick Chamoiseau l’a reçue en héritage et il lui a fait en retour cadeau d’un style merveilleux et d’une imagination étincelante, car il est un grand écrivain. Mais il y a un point sur lequel je suis d’accord avec Chamoiseau et les autres : la loi du 23 février 2005 est deux fois détestable. D’abord, elle semble faire bon marché des horreurs de la colonisation, c’est-à-dire du racisme qui a d’emblée perverti la volonté d’universaliser la civilisation des Lumières. De surcroît, cette loi constitue une immixtion scandaleuse du politique dans la sphère du savoir. Il ne revient ni au Parlement ni au gouvernement d’écrire l’Histoire. La laïcité, c’est la liberté d’esprit, ce n’est pas le remplacement de l’emprise religieuse sur la vie intellectuelle par la constitution d’une vérité d’État. La recherche, la pensée et le savoir doivent obéir à leurs propres lois.

Mais une autre loi place la liberté de l’esprit sous surveillance. C’est la loi Taubira du 21 mai 2001. Elle déclare dans ses attendus : « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique et l’esclavage perpétré à partir du XVe siècle contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l’océan Indien constitue un crime contre l’humanité. » Et cette loi, comme la loi du 23 février 2005, s’occupe de scolarité et demande que la traite négrière soit mieux enseignée dans les écoles. La traite, et non les traites. Après ou à partir du XVe siècle, et non avant.

L’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, qui a écrit un ouvrage sur les traites négrières, est aujourd’hui traîné devant les tribunaux pour avoir dit qu’il voulait faire une histoire globale d’un phénomène qui s’est étendu sur treize siècles et sur cinq continents, et pour avoir affirmé que la traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. « L’esclave, a-t-il déclaré au Journal du Dimanche, était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. » Et il a ajouté : « Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances. » Il est assigné, par des collectifs, pour « négationnisme ».

Imaginez que demain des professeurs d’histoire s’avisent de traiter de l’esclavage en général, et de conclure - sans rien omettre du caractère abominable du commerce triangulaire - que la spécificité de l’Occident n’est pas l’esclavage mais l’abolitionnisme. En vertu de la loi Taubira, ils risquent d’avoir à répondre de leur enseignement devant un tribunal. Et les mêmes journalistes, qui fustigent toute tentative de réhabiliter la colonisation, encensent aujourd’hui la députée de Guyane. Sous la glorieuse apparence d’un combat contre la mainmise du pouvoir politique sur l’enseignement de l’histoire, il se mène une croisade féroce, implacable, effrayante : la croisade du « politiquement correct » contre la liberté de l’esprit et le devoir de regarder en face la réalité, passée ou présente.

Cela me ramène inévitablement à moi, qui suis l’une des cibles de cette croisade. Des amis me disent : « Tu es au-dessus de ça, ne descends pas au niveau de tes adversaires ! » Mais, hélas, je n’habite pas au firmament. La philosophie n’est pas pour moi l’exercice spirituel qui m’élèverait au-dessus du monde et des autres hommes. « Les chiens aboient, la caravane passe », dit un fameux proverbe. Ma vérité, c’est plutôt : « La méchanceté mord, la caravane est en lambeaux ». J’ai beau vouloir me cuirasser, force m’est de constater que ma cuirasse n’est faite que de défauts. Je ne suis pas Sénèque, je suis Shylock ; qui m’attaque me touche, et quand je suis touché, je réponds.

Je réponds d’abord à un texte collectif intitulé « Démons français » publié par Le Monde du 6 décembre. Cet article est signé, entre autres, par Esther Benbassa, Maryse Condé, Benjamin Stora, Christiane Taubira, Pierre Vidal-Naquet et Michel Wieviorka. Ils dénoncent Dieudonné, ils s’inquiètent du dévoiement antisémite de la démarche identitaire entreprise par certains des descendants ou des héritiers d’épisodes historiques douloureux. Mais, pour bien montrer qu’ils sont impartiaux, qu’ils ne font pas de favoritisme, et que le racisme juif les inquiète au moins autant que l’antisémitisme noir, ils se croient obligé d’ajouter : « Le pire des cauchemars serait celui d’un débat public où ne s’échangeraient que des arguments “à la Dieudonné” ou “à la Finkielkraut”, recourant aux mêmes procédés - falsifications, dénégations, occultations - et se nourrissant mutuellement. »

Dieudonné réclame une commission d’enquête internationale pour savoir si, oui ou non, ce sont des sionistes qui ont introduit le sida en Afrique. Je demande d’être jugé pour ce que je dis, non pour ce que me font dire des journalistes malveillants. Et l’on en conclut que nous recourons « aux mêmes procédés » !

Les auteurs de « Démons français » reprennent à leur compte l’équation « Dieudonné = Finkielkraut », établie par Daniel Lindenberg dans le dossier que Le Nouvel Observateur a consacré à ceux qu’il appelle « les néo-réacs ». Lindenberg : le grand spécialiste français de la liste noire.

Pierre Vidal-Naquet, qui est l’une des plus prestigieuses signatures de ce texte, s’est toujours présenté comme un chercheur obstiné de la vérité, comme l’homme qui a mis en œuvre dans son engagement les vertus de scrupule, de méthode, d’établissement minutieux des faits réclamées par son métier d’historien... Ne dites surtout pas à Pierre Vidal-Naquet qu’il est maccarthyste, il se croit dreyfusard.

Une autre signature vaut que je m’y arrête : le sociologue Michel Wieviorka, qui m’a traité, au plus fort de l’affaire, de « républicano-communautariste » prêchant l’idée républicaine le samedi sur France Culture et, le lendemain, se présentant comme un intellectuel du monde juif sur RCJ. Je connais Michel Wieviorka depuis longtemps, depuis l’époque où, par amour de la langue yiddish, je répondais aux invitations du Cercle Medem qu’animaient son père et son oncle. Les calomnies de Wieviorka, son acharnement à faire partie du cercle des lyncheurs, m’ont amené à réfléchir sur ce que c’est pour moi que d’être juif. Et j’ai retrouvé dans Le spectateur engagé de Raymond Aron, cet Israélite français qui avait servi de modèle à la définition sartrienne du Juif comme l’homme que les autres tiennent pour juif, une phrase miraculeusement inattendue : « Si par extraordinaire je devais apparaître devant mon grand-père, qui vivait à Rambervilliers encore fidèle à la tradition, je voudrais devant lui ne pas avoir honte. Je voudrais lui donner le sentiment que, n’étant plus juif comme il l’était, je suis resté d’une certaine manière fidèle. »

C’est ça, mon « communautarisme ». Non pas la duplicité, non pas le lobbying sous le manteau, non pas la complaisance à soi et aux siens, mais un certain sens de l’honneur. Pouvoir comparaître sans rougir devant les grands-parents que je n’ai jamais connus. J’aurai peut-être tout perdu dans cette affaire, mais ce n’est pas moi qui me serai déshonoré.



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