La cérémonie du Yom haShoah s’est déroulée, au Mémorial de la Shoah, organisée par le Mémorial et le MJLF, sous l’égide de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah Elle était présidée par Richard Prasquier, président du CRIF. Ci-joint le discours qu’il a prononé à cette occasion.
Mesdames et Messieurs,
Il y a quinze jours j'étais à Varsovie avec une délégation du CRIF pour commémorer le 65e anniversaire de la révolte du ghetto. Je connais bien les lieux, les noms des rues à quelques exceptions près sont ceux que j'ai entendu citer par mes parents dans mon enfance: Dzielna, Karmelicka, Nowolipki, Krochmalna où Korczak avait son orphelinat, Mila avec le dernier bunker d'Anielewicz et de ses compagnons, Pawia et sa prison, Zamenhova et le souvenir de l'espéranto, cette utopie juive universaliste si caractéristique de son époque.....
Ce sont de petites rues et c'est un petit quartier que celui du ghetto, dont rien n'indique aujourd'hui l'entrée. Aucun juif probablement n'y habite plus et pourtant quel lieu plus juif que celui-ci: 360 000 personnes, bientôt 450 000 quand les habitants de la périphérie y furent amenés, entassés sur 300 hectares, 2,5% de la surface de la ville pour 40% de sa population......Après les morts de faim et de maladie, les exterminations massives à Treblinka, sur les 50 000 survivants ils étaient beaucoup moins d'un millier à l'armement misérable à lancer le 19 avril 1943 à l'entrée des soldats allemands, la révolte du ghetto de Varsovie. Militairement, les conséquences furent insignifiantes. Mais historiquement et spirituellement elles furent considérables; le juif du courage physique, de la lutte et de la fierté prenait désormais le pas, à la surprise de tous, sur le juif d'étude, de crainte et de soumission. Bien sûr, longtemps déjà auparavant des mouvements d'autodéfense s'étaient créés par exemple pour réagir contre les pogromes tsaristes. Bien sûr, un mythe en chassait un autre, un cliché prenait la place d'un autre, mais la révolte du ghetto de Varsovie vivra éternellement dans notre souvenir. Jamais combat ne fut si inégal, si nécessaire et finalement si victorieux dans la mémoire des hommes.
En écoutant sur la place du ghetto un bouleversant El Mole Rahamim je pensais au grand poème de Yitzhok Katzenelson, le chant du peuple juif assassiné, "dous lid vin oisgehargeten yiddishen folk", écrit par un survivant sorti du ghetto quelques semaines avant la révolte et qui dans un destin particulièrement absurde et signifiant, fut arrêté, transféré en détention à Evian pour être ensuite envoyé dans une chambre à gaz à Birkenau. Oui, le peuple juif là-bas fut assassiné et a presque complètement disparu, blessure et affaiblissement inguérissables. Oui, cette extermination nous impose à tous, nous, les enfants et les cousins qui en forment le reste, le devoir de faire vivre le peuple juif puisque les nazis ont voulu le faire disparaître, cette 614e mitzva exprimée par Emile Fackenheim et à laquelle s'est si souvent référé dans ses discours du Yom HaShoah, le Rabbin Daniel Fahri: ne pas donner de victoire posthume à Hitler.
Et en écoutant Shimon Peres s'exprimer en hébreu sur cette même place du ghetto, j'ai pensé à la façon dont ces juifs y avaient vécu, et y étaient morts, dans une solitude totale, un dénuement absolu, une indifférence complète du monde, à l'exception de quelques Justes polonais comme Irena Sendler. J'ai pensé à l'admirable Jan Karski, Juste des Nations, qui a essayé en vain d'intéresser les dirigeants anglo-américains, y compris d'ailleurs les dirigeants juifs, j'ai pensé à Szmuel Zygelbojm, qui s'est suicidé à Londres pour attirer l'attention sur les événements du ghetto de Varsovie. Et comment aurais-je pu ne pas penser, par contraste, que cinq ans presque jour pour jour après la fin de la révolte du ghetto de Varsovie, l'Etat d'Israel serait proclamé!
Oui, malgré l'absence de Marek Edelman des cérémonies commémoratives officielles d'avril 2008 à Varsovie, le message des combattants du ghetto reste clair pour moi: ils savaient qu'ils ne pouvaient pas espérer vaincre, ils voulaient que leur lutte restât un témoignage de l'honneur et la pérennité du peuple juif. Et le peuple juif pour la majorité d'entre eux déjà, ceux du Hashomer Hatsaïr, du Poalei Tsion comme ceux du parti de Jabotinski, et pour nous tellement plus clairement encore aujourd'hui, a son centre, son noyau en Israël. Car n'oublions pas non plus que dans les jours mêmes où les Juifs du ghetto de Varsovie se soulevaient, alors que probablement quatre millions de Juifs, nous étions en43, avaient déjà été tués, la conférence alliée aux Bermudes refusa aux réfugiés juifs un havre où s'installer, pas seulement dans la Palestine, interdite par le Livre Blanc, mais dans le reste du monde libre.
En pensant à tous les enfants tués qui n'ont pu accomplir leurs promesses, je revois ce couple de héros, Itzhak Cukierman et Tsvia Lubenkin, survivants de la révolte et de tous les combats menés sans interruption contre les nazis depuis lors, fondant à leur arrivée en Israël après la guerre le Kibboutz des Combattants des ghettos, et dont la petite fille Roni est aujourd'hui la première femme pilote et instructeur sur F16 de l'armée israélienne.
Pourquoi rappeler encore la révolte du ghetto de Varsovie, alors qu'en ces mêmes lieux, il y a trois semaines a eu lieu la cérémonie du souvenir du 65e anniversaire et que j'avais eu l'occasion d'y prendre la parole? Ce n'est pas parce que beaucoup des présents d'aujourd'hui n'étaient pas venus à cette occasion. Ce n'est même pas parce que j'ai été très marqué par mon voyage à Varsovie. C'est qu'il y a un lien direct entre cette la révolte du ghetto et le Yom haShoah. Peut-être faut-il rappeler à quoi correspondent ces nombreuses commémorations de la Shoah que certains confondent. Je vais me limiter aux trois plus connues, la Commémoration de la Journée mondiale de l'Holocauste, la journée d'hommage aux victimes des rafles anti-juives et aux Justes de France et le Yom ha Shoah.
La journée de la commémoration de l'Holocauste, instituée par un vote récent des Nations Unies, s'est tenue pour la première fois cette année à l'Unesco à la date anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz Birkenau. Elle est donc toute récente. Elle marque la troisième et dernière des étapes de la reconnaissance de la signification de ce que les anglophones appellent l'Holocauste; c'est-à-dire de sa signification internationale: la Shoah a eu lieu en Europe, a impliqué presque tous les pays européens mais son message est universel: des hommes qui s'imaginaient en surhommes ont exterminé des hommes qu'ils identifiaient comme des sous-hommes.....Charge aux Nations Unies, qui ne le font pas toujours bien, de porter le message universaliste de la fraternité humaine....
La journée commémoratrice des rafles, dite journée du Vel d'Hiv, est la deuxième des étapes de cette reconnaissance, à savoir la reconnaissance du rôle de la France dans ses organes de gouvernement et dans ses pouvoirs publics de l'époque dans la déportation -et le meurtre dans leur immense majorité- de environ 76 000 Juifs de France. C'est une manifestation nationale, mémorielle et politique dont le déroulement et la signification ont émergé peu à peu à la suite d'un véritable combat de la mémoire dont certains présents ici ont été les protagonistes. C'est ce caractère politique qui explique que le CRIF en partage la responsabilité et que, soyons clair, je ne compte pas l'abandonner.
Reste le Yom haShoah, que nous commémorons aujourd'hui. C'est en réalité la manifestation la plus ancienne; elle provient d'un acte du Parlement israélien du 12 avril 1951qui a proclamé la date du 27 Nisan comme jour de souvenir de la Shoah. C'est donc bien la première étape de la reconnaissance mémorielle de la Shoah, reconnaissance pour et par le peuple juif, et texte législatif, destiné, est-il écrit, à la maison d'Israël c'est-à-dire à l'ensemble du peuple juif religieux ou non religieux
Dès cette époque ancienne, par parenthèse, le terme Shoah auquel le film de Claude Lanzmann a donné une extraordinaire force a été utilisé par les Israéliens qui l'ont préféré au vieux mot à connotation religieuse de Khorban . Ils n'auraient jamais eu l'idée de le remplacer par le terme hébreu de Olah, sacrifice religieux particulier, qu'on traduit dans nos langues européennes par Holocauste.....
Mais ce n'est pas seulement la Shoah que le Parlement israélien comptait commémorer au cours de cette journée: il voulait aussi honorer la "Gevoura", c'est-à-dire l'héroïsme. Yom haShoah vehaGevoura; et on en revient à la révolte du ghetto de Varsovie, témoignage paradigmatique de cet héroïsme que les Israéliens se sont tant étonnés et de façon souvent hostile de ne pas rencontrer chez l'ensemble des survivants, au moins jusqu'au procès Eichmann qui leur a fait connaître ce qu'avaient été réellement les conditions de vie des Juifs sous l'occupation nazie.
Mais impossible de commémorer le Yom ha Shoah le jour de la révolte du ghetto de Varsovie, puisque c'est le soir du premier jour de Pessah, pas par hasard, que les soldats Allemands étaient entrés dans le ghetto pur le liquider, le 19 avril 1943. C'est ainsi qu'on a choisi une date intermédiaire entre l'anniversaire du début de la révolte et le Yom Hazikaron, institué par la Knesset en l'honneur des soldats tombés en fonction pendant les guerres de l'Etat d'Israël.
Les rencontres du calendrier civil et du calendrier hébraïque font que la Journée nationale de la Déportation instituée en 1954 au dernier dimanche d'avril a eu lieu il y a trois jours. Le Mémorial de la Shoah est, avec le Mémorial de la Cité, un des lieux de la cérémonie qui rappelle que 80 000 hommes et femmes ont été envoyés en camp de concentration pour des faits de Résistance et que près de la moitié ne sont pas revenus. Ce n'était pas la Shoah, mais aucun Juif ne doit oublier que le combat des résistants pour la liberté était et reste aussi notre combat.
En tout cas, c'est à la maison d'Israël, que revient le devoir de commémorer le Yom haShoah. La maison d'Israël, c'est le judaïsme large, englobant et ouvert qui est celui dans lequel le CRIF s'est forgé et dont il continue de se réclamer.
Je voudrais témoigner mon admiration pour le travail du MJLF qui, depuis près de 20 ans, a donné au Yom haShoah en France un retentissement et une force exceptionnelle. Je suis particulièrement honoré que vous m'ayez demandé en cette première année de mon mandat de Président du CRIF de présider cette cérémonie. Parler de Daniel Fahri et de son équipe, amène naturellement à évoquer les Klarsfeld dont il est si proche. Il y avait dans le ghetto de Varsovie deux conceptions opposées du combat à mener pur la survie morale du judaïsme dans ces conditions extrêmes: les uns voulaient laisser des témoignages pour la postérité: "Dans le ghetto tout le monde écrivait" souligne Emmanuel Ringelblum, l'immortel historien du ghetto de Varsovie.
Les autres, c'était une minorité, voulaient témoigner par le combat et non par l'écriture; Mordechai Anielewicz est devenu leur chef. Deux conceptions de la transmission. Serge Klarsfeld, historien, mais aussi combattant de la mémoire, les a admirablement regroupées.
C'est pourquoi cette lecture des noms à laquelle nous allons procéder, c'est en France qu'elle peut avoir lieu de façon aussi complète. Mais n'oublions pas que si ces noms sont ceux des Juifs de France exterminés par les nazis, le Yom haShoah n'est pas, ne doit pas être uniquement la journée de la déportation des Juifs de France. Il faudrait rappeler d'une façon ou d'une autre, les Juifs des autres pays tués par millions. Rappeler que si on possédait tous les noms des victimes de la Shoah la lecture ne prendrait pas deux jours, comme pour la France, mais cinq mois tout entiers........
Mesdames et Messieurs,
En analysant les origines des plus importantes journées de commémoration de la Shoah, on retrouve l'importance de la décision politique : Nations Unies, République Française, Parlement israélien.... Ce n'est pas une surprise. Les commémorations sont des lieux de mémoire symbolique au sens qu'a donné Pierre Nora à cette expression. La politique est une dimension forte du réemploi de cette histoire symbolisée. A un moment où certains redoutent, avec excès à mon avis, un envahissement mémoriel, préoccupant pour l'équilibre des enfants, ou craignent-les mêmes ou d'autres- les méfaits de ce qu'ils appellent la "religion de la Shoah" ou encore, et cette fois-ci l'intention maligne est souvent transparente, fustigent la soi-disant fixation exclusive sur la Shoah au dépens d'autres crimes contre l'humanité, il convient de réfléchir à ce que deviendront ces commémorations dans l'avenir. Je dis pour l'avenir, car tant que les survivants sont avec nous, nous nous devons de les accompagner dans le refus de l'oubli et de maintenir intacte la flamme de l'indignation.
C'est un très précieux cadeau que les organisateurs historiques en France de cette journée de la Shoah ont donné à la communauté juive. Car dans cette journée, contrairement aux autres, le rapport au politique institutionnel est plus lointain et c'est à nous d'être des bâtisseurs de sens. Mémoire fondée sur l'histoire la plus rigoureuse qui soit, mais aussi mémoire active, ouverte sur l'extérieur, s'interdisant de s'approprier une souffrance comme on montre des décorations familiales, attentive aux tragédies du passé, reconnaissant que la Shoah a été un crime unique dans son amplitude, dans sa durée, dans son exhaustivité et dans sa froideur démoniaque, mais reconnaissant aussi que les mots doivent être dits là où l'histoire impose de les dire, à savoir les tentatives de génocide arménien et de génocide tutsi. La mémoire et la commémoration doivent être des armes pour demain, et des obligations de lucidité, de morale et d'action pour aujourd'hui.
Richard PRASQUIER, Président du CRIF