Pour commencer, un vrai chagrin, un chagrin peut-être collectif partagé avec des dizaines de milliers de personnes, mais un chagrin quand même.
Les représentations de la torture du « petit » sont entêtantes. On cherche à les chasser, elles reviennent inexorablement, on l’imagine suppliant le ciel que ça finisse enfin, que sa famille, ses amis, finissent par le retrouver.
On aimerait parvenir à dormir. Une nuit complète, enfin... Rien n’y fait.
Le « petit » continue de hurler. C’est notre fils à nous tous qui hurle ainsi....
Et puis la colère... Depuis le temps qu’on se demandait quand ça allait arriver... De relaxes de prétendus humoristes en émissions télé scandaleuses présentant les Israéliens, donc les sionistes, donc les Juifs, comme des tortionnaires dignes des nazis, nous sentions tous monter la légitimité anti-juive.
Nous le dénoncions, nous mettions juges, producteurs, directeurs de journaux et de chaînes télé, politiques de tous bords face à leurs responsabilités. Rien n’y a fait. Et le « petit » hurle toujours...
Alors on défile. On nous assure que la nation est derrière nous, avec nous. Les officiels sont en tête de cortège... Mais à l’arrière, on regarde autour de nous. Presque tous sont juifs... Quelque jeunes musulmans agressent verbalement un manifestant puis refluent, intimidés par la présence d’un car de CRS.
- Vous êtes Primo ? Formidable ce que vous faites... Je vous lis tous les jours... »
- Merci...
- Vous êtes Primo ? Z’êtes mignons mais je vois pas trop où vous voulez en venir, qu’est-ce que vous espérez ?
- Tant pis...
- Vous êtes Primo ? Apolitique ? Laïque ? Œcuménique ? Vous êtes nulle part alors ? Votre président n’est pas juif ? Hum... plutôt suspect... Vous-même êtes agnostique ? Vous n’êtes donc pas juif ?
- ...
Le vent glacé s’engouffre sur la place Léon Blum. La foule s’effiloche. Certains quittent déjà le cortège, découragés par le froid.
Il manque la note d’espoir habituelle des fins de manif. On parle beaucoup d’Alyah, d’USA, de Canada, et même d’Australie ! On parle de moins en moins de la France.
Bien des membres de Primo n’ont aucune origine juive. Frigorifiés, ils regardent leurs amis juifs dans les yeux et tentent de les rassurer : « Certes, il n’y avait pas beaucoup de monde pour un crime de cette ampleur, mais ils étaient avec nous, chez eux... »
Mais avec nous...oui, mais chez eux...
C’est peut-être ça, le problème. Les Français restent chez eux. Musulmans, Catholiques, païens, athées, les Français restent chez eux.
Alors, ceux qui ne sont pas Juifs se disent sombrement qu’eux n’ont pas d’Alyah à faire, pas de pays pour les accueillir. Ils n’ont même plus de rêve, pas non plus de désert à transformer en jardin.
Ils regardent alors, larmes aux dents, se déliter l’idée même de France.
Ils savent qu’ils ne tomberont jamais dans certaines outrances protectionnistes, mais se demandent tout de même où était le peuple de France dont on parlait en tête de cortège.
Ils sentent bien que cette glaciation morale trouve son origine dans un individualisme forcené. Ils voient bien leur société s’atomiser. Ils sentent les replis communautaires plus que jamais présents. Ils sont là, les mains vides.
Puis ils pensent ensuite à TF1, à M6, France 2, Ripostes, aux deux hébétés qui disent que « Y’a que la vérité qui compte », aux journalistes imbus d’eux-mêmes et de leur puissance. Ils repensent aux marchands de rêves et d’illusions qui repassent chaque soir la bouillie indigeste de nos petites veuleries.
Ils se demandent comment ils vont désormais pouvoir vivre dans une société qui ne juge que par l’appartenance ethnique, sociale, religieuse, philosophique, politique.
Ils repensent, ces gens de Primo, à ces médias parlant ces derniers jours de l’intégration des Juifs de France qui suscitaient des jalousies, alors que nombre de familles juives sont françaises depuis...avant le Moyen Age.
Ils pensent au Front National qui a, le premier, fait sauter l’interdit de l’antisémitisme, qui a le premier, fait croire qu’il n’était pas illégal de nier la Shoah...les politiques l’ont laissé faire. La parole s’est libérée.
Ils se demandent comment combattre les déclarations des antisémites musulmans si la France tolère celles de Le Pen.
Ils ont vu le président d’un parti de tradition républicaine, qu’il ne soutiendront jamais mais qui n’a jamais prononcé la moindre parole antisémite, se faire rejeter violemment par un service d’ordre plein d’assurance et de morgue.
Pas même le silence
Ils étaient venus marcher en silence, à la mémoire d’un jeune homme. Ils pensaient que tout le monde respecterait ce silence.
Ils ont vu des camions bourrés de sonos, des slogans braillés à tue-tête, des associations et des institutionnels confisquer l’émotion et arborer leurs pancartes comme d’autres exhibent leur 4x4.
Ils ont vu des jeunes cinglés réclamer la mort de Fofana. Ils ont vu aussi les yeux chargés de haine de quelques groupes de casseurs, venus « casser du juif » en marge de la manifestation.
Ils ont vu leurs hommes politiques jurer leurs grands dieux qu’il fallait une mobilisation nationale, une union nationale et ont refait leurs comptes.
200.000 personnes selon le CRIF, 33.000 selon la Police. La vérité se situe probablement entre les deux. Où étaient les autres ?
Chez eux...à l’abri...
A l’abri de tout questionnement car demain, le travail reprend.
Non finalement, en dehors des politiques plus que jamais venus se pavaner et accomplir leur BA électorale, ce groupe là était tout simplement, famille inconsolable, à un gigantesque enterrement, celui de ses idéaux.
Cortège interminable, devant des fenêtres vides et fermées, un rideau baissé sur la devanture du magasin qu’Ilan a quitté pour la dernière fois le 20 janvier.
Cortège pour une souffrance indescriptible, éternellement fixée dans nos mémoires de parents ; parents de cet enfant, notre enfant.
Que faire ?
Déjà prendre un somnifère ce soir pour que le « petit » cesse de hurler...
© Primo Europe, le 26 février 2006.
et v. communiqué sur l’exclusion de de Villiers :
http://www.primo-europe.org/selection.php?numdoc=Br-407248545