Le philosophe revient sur la chute de Saddam et le droit d’ingérence
LE FIGARO. - La capture de Saddam Hussein consacre-t-elle la revanche des partisans de la guerre ?
André GLUCKSMANN (1). - Je ne savoure pas une victoire personnelle, mais celle des droits de l’homme en Irak. Voilà un peuple qui, pendant trente-cinq ans, a subi le joug d’un des totalitarismes les plus sanglants de la planète. Le pal-marès de Saddam Hussein, aujourd’hui connu de tous, fait frémir. Les sondages confirment que les Irakiens, même si l’occupation américaine leur pèse, se sentent libérés.Ils respirent.Deuxième motif de soulagement:la chute définiti-ve d’un dictateur qui était à lui seul une allumette dans une région dynamite. On le sait depuis Suétone : les autocrates sanguinaires disposent d’une haute capacité d’agression,car ils n’ont de cesse de détourner la colère populaire contre un ennemi extérieur et imaginaire. Enfin, troisième bonne nouvelle,nous entrons dans une époque où les tyrans pourront de moins en moins finir leurs jours dans leur lit. Preuve, hier, par Milosevic et, aujourd’hui, par Saddam Hussein. Grâce aux coalisés, notre monde tente de rompre avec le régime d’impunité accordé, un siècle durant, à Ubu et ses émules.
LE FIGARO : En soutenant l’intervention américaine en Irak, vous auriez en quelque sorte accompagné cette exigence de moralisation des relations internationales ?
A.G. : Depuis longtemps, depuis le Biaffra (69), depuis les boat-people (78), cette exigence de moralisation anime ceux qui n’ont plus voulu que charbonnier soit maître de massacrer chez lui. L’idée du devoir d’ingérence qui a été portée depuis près de trente ans par une poignée de médecins, d’humanitaires et d’intellectuels, a-t-elle été couronnée ces dernières semaines par la libération des Irakiens ? Je l’espère. La raison numéro un d’entreprendre cette guerre,la seule indiscutable, dissimulée voire escamotée derrière la recherche des armes de destruction massives, c’était la défense des droits de l’homme et l’assistance à peuple en grand danger. Ceux-là mêmes qui, depuis son arresta-tion, demandent que l’ancien maître de Bagdad soit jugé pour crime contre l’humanité rejoignent - avec quel retard ! - cet argument. Ils reconnaissent implicitement qu’il fallait intervenir en Irak.
LE FIGARO : Mais le chaos propice à tous les terrorismes y règne aujourd’hui...
A.G. : Les gens qui disent ça ont la mémoire courte. Ont-ils « zappé » les charniers dont nous découvrons chaque jour davantage le nombre impressionnant ? Ont-ils oublié les innombrables disparitions, déportations, mutilations et tortures ? Saddam Hussein, en vérité, n’a pas été un « moindre mal » pour son peuple, mais un cataclysme maximal.
LE FIGARO : Sans Saddam, certains membres de la minorité sunnite ne vont-ils pas rallier al-Qaida ?
A.G. : Le risque existe. Il faut le prévenir. Quelques-uns parmi les 20% de sunnites tenaient le haut du pavé dans l’Irak baasiste, aux dépens de la majorité chiite et des Kurdes. Ils sont dépossédés, frustrés et nostalgiques, ils vont vibrer avec Saddam Hussein lors de son procès. La liberté est angois-sante. Les chiites l’ont, semble-t-il, compris. Ils contrôlent leur colère et ne s’abandonnent pas à la vengeance et l’épuration : la chose est suffisamment rare pour être soulignée.
Reste à ne pas baptiser « résistance » le terrorisme. Et à ne pas céder à l’illusion d’une harmonie idyllique : après trente-cinq ans passés sous la férule de Saddam Hussein,on ne revient pas d’un coup à une vie civile normale. L’alternative, c’est ou le retour à la dictature, ou le saut dans l’inconnu démocratique. Option Havel ou option Milosevic, nul ne peut dire encore quel avenir post-totalitaire les Irakiens se préparent.Aidons-les à élire un Havel !
LE FIGARO : La capture de Saddam démontre-t-elle aux Arabes la pertinence des idées néoconservatrices ?
A.G. : La rue européenne s’est agitée contre la Maison-Blanche bien davantage que la rue arabe. Les progressistes arabes me paraissent infiniment moins bloqués idéologiquement que leurs homologues européens. Je ne compte plus les amis algériens qui ne se rangent pas « derrière Bush » mais qui se réjouissent quand Bush les rejoint. Eux qui luttent contre le terrorisme islamiste depuis si longtemps, et si seuls, se comptent dix années d’avance sur Bush.
LE FIGARO : Saddam Hussein et Ben Laden n’auraient pas leurs soutiens les plus fervents dans le monde arabo-musulman ?
A.G. : Des soutiens fervents,certes,mais aussi les opposants les plus résolus. Le monde arabo-musulman a éclaté. Tant mieux. Le renversement et l’arrestation de Saddam Hussein est le cadeau de ceux qu’on appelle les « faucons » de la Maison-Blanche aux démocrates du monde arabe.
LE FIGARO : Une capture qui peut, d’après vous, inciter l’Europe à se réimpliquer au Moyen-Orient et, qui sait, à y aider les Etats-Unis ?
A.G. : Se réimpliquer dans la construction d’un régime démocratique est une oeuvre de longue haleine. Et pas une affaire de gros sous. Le défi pour les coalisés en Irak est d’assister, parfois rééduquer, des rescapés de l’enfer. Ils doivent leur donner le goà »t d’une vie démocratique normale. Cela suppose de reconstruire pas à pas la société civile, l’esprit de tolérance, le respect de l’individu, d’aider à la libre expression des opinions et à l’institution de partis politiques. Cela suppose aussi de poursuivre scrupuleusement les saddamistes et les islamistes. Il y aura des rechutes, de nouveaux carnages, de nouveaux accès de découragement. Une fois dissipée la joie de l’arrestation de Saddam Hussein, j’ai peur qu’une partie de l’Europe ne succombe à nouveau à son démon favori : prendre en faute les Etats-Unis. Au nom du sacro-saint principe de souveraineté.
LE FIGARO : Que voulez-vous dire ?
A.G. : L’axe Paris-Berlin qui scinde l’Union européenne dissimule un axe
Paris-Berlin-Moscou, galvanisé par l’hostilité systématique à l’« hégémonie » américaine. Ce faisant, il s’écarte des priorités de l’Union européenne - la démocratie et les droits de l’homme - et fracture cette « confédération d’Etats républicains » que Kant appelait de ses voeux et qui débouche naturellement sur une alliance euro-atlantique.
LE FIGARO : D’où proviendrait cette fracture ?
A.G. : Le conflit,qui oppose des démocraties à d’autres démocraties, n’est pas un feu de paille.Des principes sont contradictoirement affichés, des anathèmes prononcés, des défis lancés. Qu’ils le déplorent ou qu’ils s’en félicitent, nombreux sont ceux qui décèlent, à travers la crise actuelle, une fracture qui divise l’Occident comme jamais depuis 1945.La formule que M.de Villepin lança, pour après-coup discrètement la renier, fait mouche :« deux visions du monde » ne se sont-elles pas heurtées pour la première fois, mais probablement pas la dernière, de front ? En effet, les capitales « paisibles » qui pontifient au nom du « droit international » résument ce droit à la sauvegarde de la souveraineté des Etats.
A leurs yeux, sur l’espace soumis à sa juridiction, tout pouvoir établi est maître après Dieu. Et comme Dieu n’exerce plus aucune autorité en matière internationale, il suffit qu’un Etat soit intégré dans l’Assemblée des Nations unies pour jouir de facto de la faculté d’user et d’abuser des populations qu’il « représente ». Ainsi le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (droit à l’indépendance) se renverse, par la grâce du principe absolu et universel de souveraineté, en droit des gouvernants à disposer de leurs peuples (droit à la dictature).
LE FIGARO : Des exemples ?
A.G. : Rien à objecter quand Poutine anéantit « ses » Tchétchènes, quand Pékin décime « ses » Ouïgours et occupe « son Tibet », la Syrie « sa » province du Liban et lorsque la Corée du Nord affame « ses » Coréens. Par contre, l’entrée des coalisés en Irak serait une violation intolérable du « droit », car l’atteinte à la souveraineté est le crime suprême quand bien même le souverain est le pire tyran. Les connaisseurs repéreront dans une telle vision du monde la philoso-phie de Carl Schmitt. L’Etat décide souverainement du Bien et du Mal, de l’Ami et de l’Ennemi,du Tolérable et de l’Intolérable et ce décideur absolu qui juge de tout ne saurait être jugé par rien ni personne.
LE FIGARO : Alors, vive le droit d’ingérence ?
A.G. : Affirmer qu’au nom du respect humain il faille s’ingérer, à l’occasion militairement, dans les affaires d’un Etat assassin pour interrompre un massa-cre, une tyrannie, une escalade génocidaire, c’est statuer que la liberté et la survie des populations civiles importent davantage que l’absolue souverai-neté des Etats. Le droit d’ingérence constitue un péché capital aux yeux des souverainistes à la Carl Schmitt, mais un devoir indépassable selon la Déclaration universelle des droits de l’homme.
(1) Dernier livre paru : Ouest contre Ouest, Plon.