L’essentiel du malentendu repose, je crois, sur ceci : vous condamnez Israë l pour n’avoir pas su dominer sa victoire, pour ne pas savoir faire de « concessions » à partir de sa victoire. Or, pas plus qu’en 1948 ou en 1956, il n’y a eu « victoire » en 1967. Les notions mêmes de victoire et de défaite n’ont rien à faire ici. Israë l est une minorité ethnique contestée en soi au Proche-Orient comme elle l’a été partout ailleurs. L’affrontement israélo-arabe se situe au niveau de la reconnaissance ou de l’anéantissement d’Israë l. Il n’y a rien à dominer pour lui. Israë l a planté sa tente au beau milieu des peuples arabes. Ils sont libres de le refuser ou de l’accepter.
Si «la liberté, comme dit Camus, c'est le bonheur pour le plus grand nombre», il est incontestable que la liberté, au Proche-Orient, passe par la destruction d'Israël. Mais alors, où est la justice qui est de reconnaître à la minorité les droits fondamentaux du grand nombre ? Cette dualité entre la liberté et la justice est au coeur du drame israélo-arabe. Ceux qui jouissent de la liberté peuvent décider librement de renoncer à en faire un usage absolu, alors que ceux qui demandent justice ne peuvent renoncer à rien sans s'aliéner totalement. D'où la radicalisation de la révolte de tous les opprimés à notre époque. La péripétie de juin 1967 a été vécue en Israël comme l'insurrection disciplinée de toute une population à qui on refusait le droit d'exister; c'est là tout le «miracle» de la guerre de Six Jours. C'était une guerre pour le monde arabe, une émeute pour Israël.
Depuis, Israël a essayé d'échanger sa pression d'émeutier contre le droit d'exister que les Arabes, et les Arabes seulement, peuvent lui octroyer dans les faits. Il ne s'agit pas de victoire ou de défaite : le prétendu vaincu dispose de la liberté et le prétendu vainqueur demande la justice, de toute manière. Si celui qui dispose de la liberté fait pression sur le revendicateur, c'est pour l'écraser. Quand le revendicateur arrive à faire pression sur l'homme libre, c'est seulement pour s'installer plus solidement dans la revendication.
Même «victorieux» et quel que soit le nombre de ses victoires, Israël reste le demandeur, le quémandeur véhément de son droit à l'existence. Son occupation de territoires depuis juin 1967 ressemble furieusement à de l'occupation d'usine ou d'université. Israël fait la grève sur le tas, du «sit in», depuis un an, pour tenter d'arracher aux Arabes son droit de vivre. La fameuse «humiliation» arabe est une mystification à laquelle se prêtent trop volontiers des gens qui ne sont même pas toujours de mauvaise foi : il y a pour eux une vérité des occupations qui est l'Occupation (en France par exemple). Ils oublient seulement qu'il y a une vérité du monde, et singulièrement du tiers monde, qui n'est plus celle de l'Europe depuis que l'Europe a cessé d'être le monde.
Est-il si difficile à un esprit européen de comprendre qu'Israël ne fait que tenir les Arabes à bout de bras parce qu'ils lui refusent la justice, le droit, d'être comme les autres, comme eux ? A l'heure actuelle, reculer, évacuer la cour de l'usine, serait un suicide parce que les Arabes n'ont jamais reconnu à Israël le droit de vivre sur une quelconque frontière. Ils disent ou ils font dire aujourd'hui : «Evacuez d'abord, après on verra...». On a déjà vu : en 1956, Israël est entré dans le Sinaï et a dû en ressortir aussitôt. Cela l'a amené à mai 1967 où vous l'avez abandonné à la magnanimité de Nasser. L'avez-vous oublié ? Il ne s'agissait pas alors de «territoires occupés». L'émeute de la guerre de Six Jours a été un «Pouvoir», un Pouvoir juif comme il y a un Pouvoir noir.
Pourquoi insulter stupidement à ce Pouvoir en en faisant une Puissance ? Est-il possible de voir sincèrement Israël sous les traits d'une puissance conquérante autrement qu'à travers l'imagerie européenne ? Conquérir le Sinaï en tant qu'«espace vital» ? Pour y mettre qui ? Israël a deux millions et demi d'habitants... Pour y exploiter quoi ? Un peu de pétrole au prix d'une armée d'occupation ? Si Israël est entré pour y rester dans la Vieille Jérusalem, si tant de ses soldats sont tombés dans ses rues, était-ce pour posséder le Mur, le Saint Sépulcre et la mosquée d'Omar, ou bien était-ce pour ne plus jamais avoir un front de guerre en plein milieu de la ville et des habitants qui se font mitrailler à bout portant ?
Un combat de luxe
Mais nous n'en sommes déjà plus là. Voici que le monde arabe se regroupe et prépare un nouvel assaut, plus habile et moins ostentatoire que le précédent avec autant de matériel que pour une guerre mondiale et en prêtant une oreille bien plus attentive aux milliers de «techniciens» soviétiques revenus en force pour le venger des «séquelles de l'agression». Déjà la flotte soviétique est solidement implantée dans la Méditerranée orientale, déjà l'U.R.S.S. a créé, elle aussi, son corps de «marines», déjà les escadrilles russes viennent faire des «visites de courtoisie» sur les aérodromes arabes. Et il n'y a pas eu de guerre mondiale pour le Viêt-nam.
L'U.R.S.S. n'est pas l'Amérique ? Israël a commis aussi, par la guerre de Six Jours, le crime de lèse-puissance. Et il n'y a pas plusieurs façons pour une puissance d'imposer la loi de ses intérêts quand l'intimidation ne suffit pas. Mais sans aller si loin, disons ceci : à la moindre défaillance de sa ligne de feu, c'est ISRAEL TOUT ENTIER QUI SE TRANSFORME EN FATAH (1), et en moins de temps qu'il n'en faut au Conseil de Sécurité pour délibérer. C'est cette réversibilité permanente de la situation qui devrait vous prémunir contre certains «rapprochements à l'emporte-pièce avec la France en Algérie. La France en Algérie comme l'Amérique au Viêtnam ont été battues par un ennemi plus faible qu'elles parce qu'elles ont mené un combat de luxe, installant du même coup leur adversaire dans l'insurrection nécessaire et totale. La puissance arabe mène, elle aussi, un combat de luxe contre Israël; elle n'avait pas besoin de ce combat pour vivre libre et indépendante. Les Palestiniens font les frais de ce luxe. Il y a beau temps qu'Israël et les Palestiniens auraient trouvé ensemble un modus vivendi si la puissance arabe n'avait pas gardé les réfugiés en otages politiques.
Normalement, et selon le schéma de l'Algérie et du Viêt-nam, Israël, qui mène un combat nécessaire et total dont l'enjeu est son existence, battra lui aussi la puissance qui a entrepris contre lui une guerre de luxe. Israël battra la puissance arabe sans la vaincre, comme les Vietnamiens ont déjà battu l'Amérique, comme les révolutionnaires algériens ont battu la France sans occuper Paris. Il y a là une vérité du tiers monde qui s'applique directement à l'affrontement israélo-arabe, ha menace permanente que la puissance arabe fait peser sur Israël ne fait qu'obliger celui-ci à se surpasser perpétuellement et, loin de le décourager, elle le fait progresser plus vite, en fouettant son sens du réel, en aiguisant sa vigilance, en trempant sa combativité, en entretenant chez lui une angoisse féconde.
Insistons sur ce dernier point qui est une des «clefs» de la situation : la violence des réactions d'Israël contre les Fatah - qu'on les appelle terroristes ou résistants - comme hier la violence de son insurrection contre l'ensemble de la masse armée arabe, est à la mesure non de sa vindicte mais de son angoisse. Une angoisse froide et lucide, prête à toutes les audaces, à tous les sacrifices - celle-là même du Viêt-cong pendant vingt ans. Il y a tout lieu de supposer qu'elle le soutiendra dans l'avenir à travers toutes les épreuves imaginables jusqu'au moment où la puissance arabe verra d'elle-même qu'elle est dans l'impasse, fera sa crise de conscience, manifestera dans la rue pour crier son dégoût de la «sale guerre» et se dira qu'après tout il y a des tâches plus nobles et plus urgentes pour une grande nation qui a sa révolution à faire que de tenter d'écrabouiller deux millions de Juifs qui se; défendent comme des diables et qui ne demandent rien de plus que de vivre libres. Accordons-leur la liberté, et qu'on n'en parle plus.
J'ignore quand cet «eurêka» retentira dans l'esprit d'un dirigeant arabe, mais je sais qu'être israélien et attendre ce moment, c'est tout un. Il faudra qu'Israël sache attendre, comme a su attendre le peuple vietnamien.
Qu'Israël soit un Viêt-cong, qui en doute ? Certainement pas les Arabes qui l'avouent ouvertement en disant qu'ils savent bien que «les Israéliens se battront jusqu'au dernier». Il ne leur serait pas venu à l'idée de le dire des Français à l'époque algérienne. Qu'Israël soit un Viêt-cong, les réactions spontanées de l'opinion publique sont là pour le prouver : Israël et le Viêt-nam ont été les deux seuls pays pour lesquels les foules sont descendues dans les rues.
Les bras tendus
D'autre part, la nation arabe se conduit typiquement comme une grande puissance à l'égard d'Israël.
Les Arabes ne veulent pas battre Israël, ils veulent le réduire, l'écraser, comme une rébellion. Et du même, coup Israël est cette rébellion, cette «dissidence» qui aspire à la reconnaissance. Israël ne sera un Etat que lorsque les Arabes l'auront accepté une fois pour toutes comme tel. C'est pourquoi Israël insiste tant sur la nécessité d'engager des pourparlers directs qui, vus de loin, peuvent apparaître comme une exigence de principe : IL LUI FAUT SON EVIAN. «Et il faut que Nasser ou un autre en arrive aux mêmes conclusions que Johnson pour dépasser son rêve de puissance et accommoder son regard sur l'interlocuteur. Quand ce jour viendra, Israël ne criera pas victoire puisqu'il n'aura fait qu'accéder au même statut que ses voisins. Il sera simplement heureux d'exister.