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Montségur Elle passa rapidement la porte vitrée du bloc des Maisons de la Victoire, pas assez rapidement cependant pour empêcher que s’engouffre en même temps qu’elle un tourbillon de poussière et de sable. Le hall sentait le chou cuit et le vieux tapis. A l’une de ses extrémités, une affiche en couleurs, trop vaste pour ce déploiement intérieur, était clouée au mur. Aïcha s’approcha pour la lire. Déjà, deux sœurs qu’elle connaissait de vue ponctuaient d’exclamations diverses - parmi lesquelles les mots ’’ chiens ’’ et ’’ maudits ’’ semblaient tenir le rôle de fil conducteur, leur appréciation du texte . Aux sœurs et Frères de la Oumma Dernièrement, ainsi que notre bulletin de liaison - Le Droit Chemin - vous en avait informé, ceci afin de faire appel à votre vigilance et à votre témoignage, des individus sans foi ni loi, profitant sans doute du relâchement de l’esprit de groupe qui doit guider notre communauté, et exploitant les failles techniques du dispositif de télé-surveillance, ont souillé de leurs écritures impies les murs de certains immeubles du bloc identitaire B 12, B 13, B 14, aussi dénommé Bloc Al Qods. Les insultes au Prophète et à sa Loi ne pouvaient demeurer sans réponse de la part des Autorités. Aussi celles-ci ont-elles diligenté une enquête, en faisant appel au sens civique des sœurs et des Frères. Cette enquête rondement menée vient de porter ses fruits. Vénéneux comme il se doit. Ainsi, des individus déviants au nombre de cinq - trois apostats, un athée, un franc-maçon des Loges interdites, agissant sous les ordres d’un Juif et sans aucun doute victimes du poison de la désobéissance distillé par celui-ci, ont été arrêtés ce matin par les forces du G.I.G.N ( Groupe Islamique du Génie National) . Le Tribunal de la Raison se tiendra demain en présence des accusés et siègera une semaine pleine avant de rendre son verdict.
PIF - PAF Les deux sœurs qui étaient demeurées dans le hall s’éloignaient en riant. Aïcha perçut encore quelques ’’ chiens ’’ ’’ maudits ’’ ’’ Amdullilah ’’ . Puis ce fut le silence. Un silence un peu troublé, de temps à autre, par les applaudissements frénétiques de l’émission phare du jour : le maillon faible de l’entité sioniste. Comme à regret, s’invitant par surprise, des pensées contre-révolutionnaires, immorales presque, vinrent caresser sa jeune âme adolescente. Aïcha frissonna .Maman lui avait pourtant enseigné la prudence, la discrétion, et la vertu. Toute qualité qu’une jeune musulmane se devait de porter, comme l’on porte, flamboyante, la bannière du Prophète . Des larmes de sable perlèrent à ses yeux. Ce soir, afin de se racheter et de chasser les mauvais Djinns toujours à l’affût d’une proie facile, elle s’obligerait à visionner le Journal TV à partir du bouquet Eurabsat - Quand bien même les chaînes composant celui-ci étaient comme autant de fleurs carnivores . L’ère de l’image et du son numérique croissant à l’ombre des pendus . Peut-être s’efforcerait-elle de suivre jusqu’au bout la péroraison hebdomadaire de Frère Tariq, Ministre des Mœurs et de la Vertu - consacré cette semaine à la contextualisation du châtiment corporel en milieu urbain. Tout un programme ! Seule dans sa chambre, assise devant le télécran .
Une sourde hébétude commençait à la gagner. Elle baignait dans le halo bleuté de la vérité révélée. Un cocon rassurant, tiède, doux, moelleux .
La présentatrice en hijab de soie couleur violette s’effaça, son sourire figé laissant place aux images du premier reportage. Une musique lancinante, assez haute en volume pour qu’on put la percevoir, assez basse pour ne pas empiéter sur la voix off du commentaire, accompagnait des images prises de nuit avec une caméra infra-rouge, images dont la tonalité verdâtre, maladive, semblait avoir pris possession de la chambre de Aïcha. Un bâtiment, au fronton duquel se détachaient nettement des caractères hébraïques, ainsi que l’emblème maudit de l’entité - celui-ci au demeurant mis en valeur grâce à un habile montage qui faisait de l’étoile le centre de toute l’attention. La musique se fit crissement agaçant alors que la caméra pénétrait dans l’antre, supposait-on - du diable. Comme pour accentuer ce sentiment, d’autres images, ou le feu prédominait, incendies, brasier, auto-dafé, s’insinuaient subrepticement. A la fin du reportage, le feu occupait tout l’écran. Le feu. Et l’étoile. L’un étant le corollaire de l’autre . Aïcha s’ébroua. Un peu comme si elle sortait d’un mauvais rêve. Du reportage en lui-même, elle ne retirait rien. Rien qu’un sombre malaise. Elle ne se souvenait même pas qu’on lui eut présenté les preuves de quoi que ce soit. Qu’importe ! Au fond. L’important était de l’avoir annoncé. Il en était des preuves comme du reste. L’essentiel était d’y croire. La Foi c’est la Raison. D’un œil redevenu circonspect, en dépit de tous ses efforts, ou peut-être à cause d’eux, elle visionna le reste du Journal d’une banalité, somme toute, affligeante. L’éternité, c’est trop long ! se révolta en elle ce qu’elle avait su préserver d’innocence. L’innocence, c’est la faute. A force de zapper d’une chaîne du bouquet satellite Eurabsat à une autre, Aïcha trouva enfin quelque chose de convenable. C’était une scène d’actualités datant de presque quarante ans déjà. Celle-ci se déroulait dans l’ancienne Algérie- désormais partie intégrante de la Fédération Islamique du Maghreb - On y voit un des leaders charismatiques de l’époque, Abassi Madani, haranguer la foule dans un stade de football : ’’ Laaaaaa ilaaaaaaaaaaaha illaaaaaaaaaa Allaaaaaaaaaaaah ’’ ( il n’y de Dieu qu’Allah) hurle Abassi Madani. La foule fascinée, parquée en masse compacte au stade du 05 juillet, jubile avec l’orateur. Elle se flagelle, lève le poing, se roule sur le béton et lui répond par un hurlement : ’’ Par notre âme, par notre sang, nous te vengerons, Ô Islam ! ’’ Elle exige le sang du peuple et des ennemis du peuple et réclame la oumma. Cette scène respire la mort, les louanges célèbrent Thanatos . ’’ Ô Allah, ouvre-moi le cœur, illumine mon esprit , délie le nœud de ma langue pour que ma parole soit entendue ’’ * Le prêche se poursuivait, devenait une sorte de fond sonore, ou l’on ne retenait plus que certains mots comme ’’ entité ’’ ’’ usurpatrice ’’ ’’ honneur ’’ ’’ régime criminel ’’ Le télécran , comme animé d’une vie propre, tenta une reprise en mains de cette anomalie faite femme. Soudainement, le programme bascula vers des images de sang . Tonalité rouge . Des soldats . L’étoile sur le casque, sur le char, sur l’hélicoptère de combat. L’étoile face au croissant . Shahida ! Shahida ! Une femme . Hijab islamiquement correct. ’’ Merci, Allah, de m’avoir pris mon fils !! Qu’il en soit de même pour son frère ! La chair de ma chair, je Te la donne, je l’offre en holocauste ! ’’ La présentatrice : ’’ Inch Allah ! ’’ Le télécran semblait attendre, piaffant presque d’impatience devant son peu de réactions. Sa presque indifférence. Fouillant dans sa mémoire numérique, l’émetteur cherchait en vain de quoi réchauffer l’ardeur défaillante de cette écervelée qui négligeait ses devoirs, dont le premier d’entre eux : la haine ! Les canaux finissaient par se confondre, n’en faire plus qu’un, absolu, définitivement figé dans la posture de l’affrontement, une entreprise de diabolisation dont la fonction première tournait à vide, désormais . En désespoir de cause, la machine proposa une autre séquence ou un comique de l’ancien temps se lâchait, vitupérait sa mauvaise foi, son absence de foi en l’homme et d’abord en lui-même, et glissait, sans même s’en rendre compte, sans même y prêter attention, lui aussi, vers cet abîme de médiocrité qui faisait de l’univers humain ce qu’il était : un cloaque. Aïcha se laissa doucement glisser vers le sommeil rédempteur. Elle n’était pas coupable. Ne se sentait pas en faute. Alors que ses paupières s’alourdissaient, elle eut le temps de voir le télécran se positionner sur la fonction arrêt. L’écran devint noir. Elle venait d’assister en direct au premier suicide de la machine à images-sons-émotions. Sans même se préoccuper des voisins toujours en quête d’une déviance à noter sur leur petit carnet de bon élément du Tout, Aïcha se mit à rire toute seule.
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