Cette semaine marque le sixième anniversaire de l’assassinat de mon fils Daniel Pearl, reporter dans ce journal. C’est l’occasion de prendre du recul et de réfléchir à ce que cette tragédie nous a appris. On me demande souvent pourquoi la mort de Daniel a touché tant de monde, et pourquoi, parmi toutes les victimes du terrorisme, il est si souvent mis en avant comme une icône du cours troublé du 21ème siècle.
Ma première réponse est qu’il était journaliste, et les journalistes, plus que les autres professionnels, représentent la force, la beauté et la vulnérabilité d’une société ouverte. Quand un journaliste sans arme est tué, cela nous rappelle les deux libertés que nous chérissons dans notre société, et combien nous sommes tous vulnérables aux forces qui menacent ces libertés.
Mais cela n’explique toujours pas l’attention donnée à la tragédie de Danny. Après tout, 30 autres journalistes furent tués en 2002, et 118 ont été tués en Irak seulement depuis le début de la guerre.
L’élément choquant dans le meurtre de Danny a été qu’il fut assassiné non pour ce qu’il écrivait ou s’apprêtait à écrire, mais pour ce qu’il représentait - l’Amérique, la modernité, l’ouverture, le pluralisme, la curiosité, le dialogue, l’équité, l’objectivité, la liberté d’enquêter, la vérité et le respect de tous. En bref, chacun d’entre nous était visé à Karachi en janvier 2002.
Ce tour nouveau d’assassiner des journalistes pour ce qu’ils représentent a modifié l’évolution du journalisme ainsi que le reste de la société.
Ce fut à travers le visage de Danny que les gens en vinrent à saisir la profondeur de la cruauté et de l’inhumanité où notre planète a pu sombrer dans les deux décennies écoulées. Son assassinat a prouvé que le 11 septembre n’était pas un évènement isolé, et a contribué à la résurgence des idées ancestrales de raison et de tort, de bon et de mal. Le relativisme moral est mort avec Daniel Pearl en janvier 2002.
Et les journalistes désarmés dans des régions en conflit sont devenus bien plus vulnérables. Ils ne sont plus perçus comme des agents neutres, collectant de l’information, mais plutôt comme des représentants d’entités politiques ou idéologiques. La presse et les media sont devenus en fait plus polarisés en poursuivant un projet. Des journalistes sont aujourd’hui incités à servir les idéologies de ceux qui paient leurs salaires, ou de ceux qui leur fournissent des sources d’information.
La reconnaissance par CNN en 2003 qu’elle cachait des informations sur le conflit irakien, pour maintenir son bureau à Bagdad, est un parfait exemple de cette pression. Dans le chaos récent de la bande de Gaza, les agences de presse occidentales ont volontairement transmis des coups de propagande du Hamas comme la vérité.
Une des choses qui m’attriste le plus est que la presse et les médias ont eu un rôle actif, et peut-être essentiel dans la fermentation de la haine et de l’inhumanité. Ce n’était pas seulement le fanatisme religieux.
Mon attention fut d’abord attirée par le Consul Général du Pakistan qui vint me présenter ses condoléances à la maison en Californie. Quand nous avons évoqué l’élément antisémite dans l’assassinat de Danny, elle dit : « Que peut-on attendre de gens qui n’ont jamais vu un Juif de leur vie, et qui ont vu, jour et nuit, des images télévisées de soldats israéliens visant et tuant des enfants palestiniens ? ».
A ce moment-là, il était difficile de savoir si elle essayait d’exonérer le Pakistan de la responsabilité du meurtre de Danny, ou de transférer la responsabilité aux media européens et arabes pour leur déshumanisation persistante des Juifs, des Américains et des Israéliens. La réponse fut révélée en 2004, quand un ami me dit que des photos de Mohammed al Dura furent utilisées en arrière-plan dans l’enregistrement vidéo du meurtre de Danny.
Al Dura, les lecteurs s’en souviennent, est un garçon de 12 ans qui serait mort sous les balles israéliennes à Gaza en septembre 2001. Comme nous le savons aujourd’hui, toute la scène a très probablement été une tromperie, mise en scène par des correspondants et des cameramen de France2, la chaîne officielle française d’informations. France 2 a diffusé l’enregistrement plusieurs fois, et l’a distribué dans le monde entier à tous ceux qui avaient besoin d’une excuse pour faire monter la colère et la violence, et parmi eux les assassins de Danny.
Le Consul du Pakistan avait raison. Les media ne peuvent pas être totalement exonérés de la responsabilité du meurtre de Daniel ; de même pour le « tsunami de la haine » qui a déferlé sur le monde et continue de monter.
Ironiquement, la croissance de chaînes d’informations indépendantes dans le monde arabe, processus généralement considéré comme un pas en avant positif, a contribué significativement à cette expansion de la haine et de la violence. D’un côté, ce processus a conduit à la démocratisation des media, car il permet aux spectateurs d’examiner des opinions différentes, à l’occasion opposées à la ligne du parti officiel. D’un autre côté, la démocratisation a conduit à la vulgarisation. La concurrence a obligé les nouvelles chaînes d’information à reprendre, plutôt que d’informer, à renforcer les sentiments des spectateurs, plutôt que de mettre en question des préjugés ancrés de longue date.
Désireux de satisfaire l’appétit d’autosatisfaction de leurs clients, ces chaînes n’ont pas songé aux effets à long terme, blessants, et en fait mortifères, de la mise en scène d’histoires de victime et de bourreau en couverture d’information.
Ils ont sûrement l’obligation de montrer l’infamie et l’excès. Le journalisme est fait de cela. Mais dans un monde infecté de fanatiques qui courent partout avec des allumettes en feu, les journalistes ne peuvent pas simplement déverser de l’essence dans la rue, et prétendre qu’ils ne portent aucune responsabilité dans l’explosion inévitable.
Au cours d’un service à la mémoire de Danny, un prêtre catholique fit une observation intéressante : « servant de médiateur de la réalité, le journaliste moderne peut être comparé au prophète biblique ». Ma première réaction a été que la comparaison était tirée par les cheveux. Puis à la réflexion, j’en vins à comprendre sa remarque. Qui sert aujourd’hui de compas moral de la société, et comme les prophètes antiques, risque sa propre vie en révélant la corruption, l’injustice institutionnelle, le terrorisme et le fanatisme ? Le journaliste.
Mais la Bible offre aussi un test infaillible pour distinguer les faux et les vrais prophètes. Le test n’est pas fondé sur la nature des faits rapportés, mais sur la méthode et les principes invoqués dans le message. Traduit en vocabulaire moderne et laïque, le vrai journaliste ne fera jamais de compromis sur les principes universels de l’éthique et de l’humanité, et ne nous permettra jamais d’oublier que tous, y compris nos adversaires, doivent être décrits avec dignité et respect en tant qu’enfants du D.ieu unique.
Par conséquent, pour distinguer le vrai du faux journalisme, prenez n’importe quel journal ou chaîne de télé, et demandez-vous quand, pour la dernière fois, ils vous ont présenté une image d’enfant, de grand-mère ou n’importe quelle scène évoquant avec empathie « l’autre côté » du conflit.
Je propose ce simple test comme « Etalon Daniel Pearl du journalisme responsable ». Tous ceux qui lisent les reportages de Danny aujourd’hui, et examinent la manière dont il rapportait la partie humaine derrière les informations, seront d’accord : adopter l’étalon proposé pour la profession serait le tribut convenant à son héritage spirituel.
M. Judea Pearl est professeur à l’Université de Los Angeles, Californie [UCLA] et président de la Fondation Daniel Pearl (www.danielpearl.org)