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L’essence même de la liberté
Gilles Bernheim - grand rabbin de la synagogue de la Victoire à Paris. Dans « Le Monde »
Article mis en ligne le 22 novembre 2006

Au-delà de ses conséquences politiques, le résultat des élections américaines et la forte participation à ces élections marquent le sursaut d’une nation en quête de sens.
Si les Etats-Unis forment une nation encore jeune, ils sont aussi la plus vieille démocratie du monde, née du double avènement qui constitua conjointement la création d’une nation et l’établissement de la liberté politique. Sans ce lien congénital, les Etats-Unis n’auraient pas existé ; s’il se rompait, ils deviendraient inconcevables à eux-mêmes.

Cela ne veut pas dire que les Etats-Unis soient une république parfaite : les disparités économiques sont d’une ampleur que la France ne connaît pas et l’injustice sociale y éclate au grand jour. Mais, là-bas, cette injustice reste une offense à la conscience collective : elle contribue à nourrir, dans le vieux fond puritain de l’Amérique, un sentiment de culpabilité qui, depuis le temps de l’esclavage, n’a cessé de se trouver de nouvelles formes.

Que les Etats-Unis soient restés une nation d’émigrants, un creuset de peuples diversement assimilés, maintient la tension, sans doute féconde, entre un idéal continuellement réaffirmé et une société sans cesse mouvante. Dans son extrême diversité, la nation américaine pétrit son homogénéité par le recours permanent aux plus grands exemples : pour tout Américain, qu’il soit descendant des Pilgrim Fathers ou chicano à peine assimilé, le lieu de pèlerinage national, l’autel même de la patrie, donc du peuple, c’est le monument à Lincoln.

Cela peut sembler contradictoire avec tant d’autres images de l’Amérique contemporaine que l’on a tendance en Europe, et surtout en France, à présenter comme autant de preuves de « décadence » ou d’immaturité. L’Amérique accepte toutes les formes de marginalité comme une forme d’expérience dont elle ne peut faire l’économie. Et aussi comme une forme d’épreuve historique. Cet état d’esprit est lié à l’étrange narcissisme qui semble l’un des traits nouveaux, inquiétants et stimulants à la fois, des sociétés occidentales. Pourtant, les Etats-Unis m’apparaissent comme un immense banc d’essai de l’homme moderne, à la fois déraciné et en quête d’un sens qui le constitue. Déraciné, et pourtant fier d’une appartenance, d’une identité collective à laquelle il peut recourir dans la pire solitude ou la plus audacieuse marginalité.

Je ne prétends pas appréhender ce pays comme le ferait un analyste politique. Je sais seulement que son présent et son futur, que l’idée qu’il se fait de lui-même, bonne ou mauvaise, m’importent presque autant que le présent et le futur de la France et l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Je dirais plus : à tort ou à raison, je crois que ces deux ordres de réalité sont solidaires. Je ne puis concevoir l’évolution historique à venir, dont je perçois qu’elle sera décisive pour une certaine conception de l’homme, sans me référer à la conscience que les Etats-Unis sont en train de prendre de leur rôle dans l’histoire universelle ; sans constater non plus la distance croissante entre l’idéal de l’homme américain et cet « homme des masses » qui, dépassant désormais le totalitarisme où il prit naissance, se profile dans toute la société occidentale - et, peut-être plus manifestement qu’ailleurs, en Amérique.

Que ce peuple, si conformiste dans ses moeurs, ses préjugés, et jusque dans sa permissivité actuelle, compte parmi les siens quelques-uns - peut-être le plus grand nombre - des rares esprits encore libres et aventureux du monde occidental, c’est-à-dire capables de vivre leur vie entière comme une aventure de l’être, me convainc que, dès leur origine, par un miracle de l’histoire dont ils sont largement inconscients, les Etats-Unis ont capté, à des fins qu’il leur reste encore à découvrir pour eux et pour les autres, l’essence même de la liberté.

Le fait que nous percevions si mal ces fins, en cette période d’agonie historique, est une des raisons de la crise de confiance qui ébranle le monde occidental, soudain conscient de son vieillissement. Ce vieillissement, c’est le poids de l’histoire. Peu de temps après la seconde guerre mondiale, mes parents avaient remarqué, chez les jeunes Allemands d’alors, ce besoin, si compréhensible étant donné les crimes du nazisme, de rejeter, comme étant sans rapport avec eux, le péché collectif imputé à leurs pères, et avec lui l’idée même d’une histoire antérieure à eux. Bien des années plus tard, sous une tout autre forme et pour des raisons différentes, les générations françaises d’après-guerre cherchent elles aussi à se défaire d’une histoire qui serait un perpétuel engagement.

Aux Etats-Unis, j’ai constaté chez nombre d’étudiants une attitude apparemment voisine et pourtant distincte : ils ne savent pas encore ce qu’est l’histoire, parce que leur nation, passée en un si court laps de temps de l’isolement continental à la plus écrasante responsabilité mondiale, commence seulement à vivre cette histoire à l’échelle planétaire.

Ce fait est loin d’être indifférent à l’évolution de l’Amérique et du monde. Si les Etats-Unis, entrés presque malgré eux dans cette histoire planétaire et qui n’en ont pas toujours bien discerné la dimension et l’évolution, ne parviennent pas à assumer la conscience historique, c’est-à-dire l’idée d’une finalité de la civilisation - finalité découlant de l’essence de la liberté dont ils sont porteurs et doivent de plus en plus se sentir responsables -, les risques sont grands que, demain, l’histoire de l’homme libre s’achève. On serait alors devant une forme massive, opaque, de cette durée collective qu’élaborent déjà, dans l’épaisseur de leurs immenses et monotones espaces, les grands empires continentaux.



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