auteur avec Tom Zoellner de « Un homme ordinaire », publié cette semaine par les éd Viking. Le film « Hôtel Rwanda » est fondé sur une histoire vécue par l’auteur, comme directeur d’un hôtel qui a sauvé la vie de nombreux Toutsis, en leur offrant un refuge à l’hôtel « 1000 collines » à Kigali, Rwanda. Il vit à Bruxelles et il a reçu le prix de la liberté en 2005 du National Civil Rights Museum.
L’histoire nous montre que les génocides arrivent seulement quand 4 conditions sont réunies. Il faut d’abord le prétexte d’une guerre en cours. Les griefs ethniques sont exagérément mis en avant et exploités. Puis le gouvernement décidé au génocide délègue ses pouvoirs d’exécution à des citoyens ordinaires, tout en persuadant le monde extérieur qu’il ne se passe rien et qu’il n’y a rien à voir. Ce dernier point est le plus scandaleux, car aujourd’hui un génocide est en cours sous nos yeux au Darfour-Soudan, et la communauté internationale ne fait rien pour arrêter le massacre, ou très peu.
Ce qui se passe aujourd’hui au Darfour est la copie conforme de ce qui s’est passé dans mon pays, le Rwanda, qu’on a laissé saigner à blanc d’Avril à Juillet 1994.
Les Nations Unies n’ont pratiquement rien fait pendant le déroulement de ce génocide. Un simple détachement de 6 à 7000 soldats de la paix bien équipés aurait pu arrêter la tuerie, sans risque, et aurait envoyé un message fort au monde qu’on ne tolérera plus de meurtres de masse de civils, un message puissant, tel que « plus jamais cela ». Mais cette simple action semblait être hors de portée des Nations Unies, des Etats-Unis, de l’OTAN, de la Communauté européenne ou de tout autre organisme ayant le pouvoir de faire cesser un nouvel holocauste.
Aujourd’hui il y a 7000 soldats de l’Union Africaine (UA), stationnés au Soudan, et cela semble être un simple exercice de relations publiques, car ces troupes n’ont aucun équipement, pas d’hélicoptère, ni jeep, ni munitions. Et encore plus, elles n’ont aucun objectif précis, ni règles d’intervention et beaucoup de soldats semblent plus intéressés à encaisser leur solde plutôt que de séparer les milices Janjaweed, encouragées par le gouvernement soudanais, de leurs victimes, d’inoffensifs villageois. L’UA a récemment dit qu’elle restait jusqu’à fin septembre et que son remplacement pas des troupes de l’Onu pourrait avoir lieu à ce moment là ; mais à ce moment là, le génocide aura duré 3 ans et emporté plus de ? million de vies (1).
En fait, la controverse est liée à la crainte que le gouvernement soudanais ne transforme l’invasion janjaweed en « insurrection » contre les troupes étrangères de l’Onu, à l’image de la guerre en Irak. Mais nous ne devons pas trembler devant ces menaces. Allons-nous permettre à des assassins de nous intimider et de nous empêcher de sauver des vies humaines ?
Sur le plan historique, j’ai le regret de constater que la réponse a toujours été « oui ! » Quand le génocide s’annonçait, les Nations Unies ont montré plus d’intérêt à ne pas offenser la souveraineté d’un de ses membres, même quand des horreurs se produisaient aux frontières de ce pays. En fait la « souveraineté nationale » est un euphémisme pour parler de l’orgueil d’un dictateur. Le Darfour est dans ce cas précis, et le monde ne peut plus se permettre ce genre d’apaisement.
La leçon qu’on peut tirer, c’est que les Nations Unies ont non seulement besoin d’être réformées, mais on doit repenser toute la philosophie du maintien de la paix. Les nations doivent accepter que la menace d’extinction raciale est un crime contre l’humanité qu’on doit stopper net, toutes affaires cessantes, par des actions concrètes sur le terrain. Et le Conseil de Sécurité de l’Onu doit créer des moyens d’intervention rapide, qui lui font défaut à ce jour, qui puissent transporter des troupes et des équipements lourds, tels qu’hélicoptères et jeeps, sur le champ, là où apparaissent des indices flagrants de génocide. Ces moyens ne doivent pas faire l’objet de marchandages interminables, de réserve ou de test de bonne volonté. Ce n’est pas leur puissance de feu qui compte et, sans dépasser 10 000 hommes, ces troupes ont pour but surtout d’envoyer un message clair aux dirigeants des régimes qui ont des velléités de génocide (2), le message que le monde entier refuse d’entériner leurs atrocités. Ces moyens auraient pu éviter la tragédie du Rwanda, sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré. Ils peuvent éviter le pire au Darfour.
L’Histoire nous offre plus d’une leçon à propos des génocides. Les apologies, les récriminations et les résolutions du type « jamais plus cela » ne commencent que lorsque le génocide est accompli en toute sécurité, et quand vient alors le moment « sûr » de pleurer le manque d’action. Cette fois-ci il faudra détromper l’Histoire. Le projet d’éliminer une race entière devrait être considéré comme un tabou plus important que celui de la « souveraineté nationale ».
Le Rwanda, c’est terminé, et tout le monde en porte le deuil, en toute quiétude et confort. Devrions-nous attendre que le génocide en cours au Darfour soit clos, avant de commencer à dire « Plus jamais cela » ?
Paru dans Opinion Journal (émanation du Wall Street Journal) du 9 avril 2006.
Traduit par Albert Soued, http://www.chez.com/soued/conf.htm pour http://www.nuitdorient.com/
Notes du traducteur
(1) sans compter plus de 2 millions de personnes déplacées sur place ou dans le Tchad voisin, de même ethnie que les victimes soudanaises.
(2) cela fait 6 mois que le chef de gouvernement iranien n’arrête pas de menacer Israël de génocide nucléaire, sans que les Nations Unies ne s’en émeuvent outre mesure.
DARFUR
IN SUDAN, THE WORLD IGNORES RWANDA’S LESSONS.
BY PAUL RUSESABAGINA
Sunday, April 9, 2006 Opinion Journal
History shows us that genocides can happen only if four important conditions are in place. There must be the cover of a war. Ethnic grievances must be manipulated and exaggerated. Ordinary citizens must be deputized by their government to become executioners. And the rest of the world must be persuaded to look away and do nothing. This last is the most shameful of all, especially so because genocide is happening again right now in the Darfur region of Sudan, and the world community has done precious little to stop the killings.
What is happening in Darfur is exactly what happened in my home country of Rwanda, which was left to choke on its own blood from April to July of 1994.
The United Nations took virtually no action during the genocide. A detachment of well-equipped peacekeepers, made up of less than one-twentieth of the American troops now stationed in Iraq, could have easily stopped the killings without risk and sent the powerful message that the world would no longer tolerate mass murders of civilians, a real expression of the phrase « Never Again. » But this simple act was deemed, then and now, to be somehow beyond the power of the United Nations, the United States, NATO, the European community and everybody else with the real power to stop another holocaust.
There are now about 7,000 soldiers from the African Union stationed in Sudan, which is mostly an exercise in public relations. They lack helicopters, jeeps and firepower. More importantly, they lack a sense of purpose. There are no clear rules of engagement and many of the soldiers appear more interested in collecting their per diem payments than inserting themselves between the government-backed Janjaweed militia and their victims in the farming villages. The African Union recently said it will stay into September, and a handover to the United Nations may take place at that point. By that time, the genocide will have lasted for three years with a likely half-million dead, or more.
To be sure, part of the debate involves the fear of an Iraqi-style campaign of insurgence against any humanitarian or peacekeeping force deemed « too Western » by the Sudanese government and the Janjaweed thugs. But we should not let ourselves be cowed by these threats. Will we allow murderers to intimidate us away from doing the right thing and saving lives ?
Historically, I am sorry to say, the answer has been « yes. » When modern genocide has loomed, the United Nations has shown more concern for not offending the sovereignty of one of its member nations, even as monstrosities take place within its borders. Yet « national sovereignty » is often a euphemism for the pride of dictators. Darfur is just such a case. The world cannot afford this kind of appeasement any longer.
The real lesson here is that the United Nations is in need of not only reform but also a basic rethinking of its peacekeeping philosophy. World governments must agree that the extinction of a race is a crime worth stopping at any cost, and back up this sentiment with action. And the U.N. Security Council must create a tool that it has lacked for far too long—a small multinational « rapid response » force which can quickly airlift tanks, jeeps, helicopters and troops to spots where the evidence of genocide is overwhelming.
Such a force would not require endless dickering, delicacy and will-testing ; it should be made up of no more than 10,000 troops and deployed only in extreme situations, because its real power is not in its gun barrels—it is in the message to genocidal regimes that the world will refuse to overlook atrocities. This would have stopped the Rwanda tragedy from happening, probably without a shot being fired. It could now stop Darfur from getting worse, with similar ease.
History offers us another lesson about genocides : The apologies, recriminations and resolutions of Never Again usually begin after the genocide is safely finished and it becomes safe once more to mourn the lack of action. That should not happen this time. The proposed extinction of an entire race should now be considered an override clause to the rule of national sovereignty. Rwanda is over and everybody mourns it comfortably. We ought not to wait until Darfur is over to start saying Never Again yet again.
Mr. Rusesabagina is the author, with Tom Zoellner, of « An Ordinary Man, » published this week by Viking. The film « Hotel Rwanda, » was based on his personal story as a hotel manager who saved the lives of numerous Tutsis by offering them refuge in the Hotel Milles Collines in Kigali, Rwanda. A recipient of the National Civil Rights Museum’s 2005 Freedom Award, he lives in Brussels.