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Où sont mes concitoyens ?
Par Sydney Chouraqui (*) - Libération
Article mis en ligne le 30 juin 2004

Pendant que la France célèbre la victoire sur le nazisme, les actes antisémites se multiplient. Devant ce danger, les non-juifs manifestent bien peu de solidarité.

uin 2004 : grandioses cérémonies. Emouvantes retrouvailles. On glorifie ces combattants qui, il y a soixante ans, ont rendu à l’Europe la démocratie et ses valeurs, parmi lesquelles le respect de l’autre dans sa différence.

Et les Français ont vibré à l’unisson. Particulièrement ceux qui, comme moi, ont vécu ce temps et ont volontairement risqué leur vie pour la France et pour la démocratie.

Forte commémoration du passé. Mais... Mais au présent se multiplient les agressions contre les Français juifs, enfants et adolescents en particulier, dans l’école de la République comme dans la rue. La plupart sont ignorées, mais il y a ce fils de rabbin roué de coups par cinq individus, cet adolescent blessé dans une patinoire, ces jeunes filles molestées, ces dames âgées jetées à terre, ces crachats, ces pierres sur le chemin de l’école ou de la synagogue, ces lieux de mémoire profanés. Depuis près de quatre ans, notre France est ainsi souillée, sans que la société civile, les syndicats, les Eglises, certaines organisations humanitaires même, n’organisent un sursaut citoyen.

La Commission nationale consultative des droits de l’homme relève pour 2002 une « explosion des actes antisémites ». Et, pour 2003, elle constate que l’antisémitisme « s’enracine et s’aggrave » et que 72 % des violences et menaces racistes déclarées visent des juifs, alors que ceux-ci représentent moins de 1 % de la population et moins de 10 % des groupes cibles des racismes. Le ministre de l’Intérieur souligne une nette aggravation encore début 2004.

Les médias ont fini par prendre conscience de l’ampleur du phénomène ; encore que, trop souvent, ils semblent le « comprendre » par le conflit israélo-palestinien, sans tracer fermement la frontière entre explication et justification. Comprendrait-on aussi bien des juifs attaquant des musulmans à Paris après un attentat à Jérusalem ? Les autorités ont pris des mesures. Et leur parfaite unanimité s’accompagne de formules frappantes, comme celles de Jacques Chirac le 26 mai 2003 : « L’antisémitisme est contraire à toutes les valeurs de la France... Contre l’antisémitisme, la France est avec vous. » « La France », sans doute, mais... « les Français » ?

Français et juif, j’ai en vain tendu l’oreille pour capter la vive indignation de mes concitoyens. Et voici qu’au crépuscule d’une vie pleine de péripéties, dont tant ont été liées à ma passion pour la France comme au racisme, je me pose des questions douloureuses.

Les Français ne sont pas antisémites ; mais pourquoi supportent-ils si aisément les agressions antisémites ? Faut-il leur rappeler que leurs concitoyens juifs ont souvent été des modèles de patriotisme et de solidarité nationale ?

Où es-tu donc, mon compagnon de Résistance, engagé volontaire dans les Forces françaises libres, combattant de la démocratie ? Que fais-tu, toi qui as vu tant de juifs se précipiter pour se mettre au service de De Gaulle ? Comme René Cassin, père des accords avec Churchill, et plus tard de la Déclaration universelle des droits de l’homme... Ou comme mon ami Max Guedj, qui deviendra celui que Clostermann et d’autres héros de l’aviation alliée ont reconnu comme « l’As des as » de celle-ci.

Que fais-tu, mon camarade de la 2e DFL puis de la 2e DB, qui as vu en Tripolitaine tous ces juifs, pas seulement français, mais tunisiens ou marocains, amoureux de la France, assaillir le QG de Leclerc pour combattre pour elle ; au point d’amener celui-ci à s’écrier : « Je ne vois arriver ici que des juifs pour s’engager... » Toi qui as pu voir combien était justifié l’étonnant hommage rendu par Drieu La Rochelle, pourtant « collabo » par la suite : « Jeune juif, comme tu donnes bien ton sang à notre patrie ! »

Où es-tu donc, toi qui as découvert avec moi, à Dachau, l’horreur des camps de concentration, aboutissement tragique de l’antisémitisme ? As-tu pu oublier toutes ces loques humaines, qui, même après la Libération, ont continué à croupir dans ces camps, faute de pays d’accueil jusqu’à la création d’Israël... Dame ! on ne pouvait tout de même pas « accueillir toutes les misères » de la judéité, ces morts vivants à ramener à la vie, et à nourrir... Mieux valait leur donner un pays !

Où êtes-vous aussi, mes compagnons des organisations de défense des droits de l’homme, qui depuis la guerre avez partagé ma lutte contre tous les racismes ; ceux avec qui, par exemple, j’ai défilé au coude à coude pour protester contre l’assassinat d’Ibrahim Ali par des gens d’extrême droite.

Je vous attendais dans la rue pour, tous ensemble, amis musulmans compris, protester contre l’antisémitisme... Je vous ai bien trouvés, mais pour protester contre tout sauf « ça ». Et plus particulièrement contre Israël, tandis que certains, à vos côtés, menaçaient vos compatriotes juifs. Entendre à Paris, Lyon, Marseille : « Mort aux juifs ! » soixante ans après la Shoah et après la Libération, quelle amertume ! Et quelle tristesse de ne pas vous voir dans la rue pour dire votre indignation de ce qui se passe chez nous, pas à 5000 kilomètres ! Que de faux prétextes et de numéros d’équilibristes lorsque certains sont contraints de s’exprimer sur l’antisémitisme !

Et pourquoi cette apathie ? Parce que, pour beaucoup comme pour les agresseurs, tout juif français est identifié à un Israélien... et quel Israélien ! Peu leur importe que, ce faisant, ils entrent dans une définition du racisme, consistant à isoler de l’ensemble de nos caractéristiques de Français la composante « juive ». Peu leur importe que la majorité des juifs français soient des rapatriés, qui ont opté pour la France plutôt que pour Israël. Peu leur importe que pour beaucoup d’entre nous (bien plus qu’on ne le croit) le peuple palestinien a droit à un Etat viable, démocratique et pacifique. Peu leur importe que certains juifs et non des moindres soient même violemment antisionistes.

Mais pourquoi m’étonner ? Tout a toujours été bon pour « comprendre » la haine du juif : la religion, les Protocoles des sages de Sion, le « traître Dreyfus », le « traître » Léon Blum, les « stigmates » de la race, le trotskisme comme le capitalisme, la misère des banlieues... et naturellement le sionisme. Ah ! le bon tremplin pour sauter à l’antisémitisme. Tremplin utilisé sans vergogne à la conférence « antiraciste » de Durban (organisée par l’ONU...) où le peuple le plus malheureux du monde était palestinien, et où le « coupable de tout » était le juif assimilé au sioniste donc au nazi.

Pourquoi m’étonner alors qu’il y a un demi-siècle déjà le grand philosophe Jankélévitch écrivait dans le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (1957) : « L’antisionisme est une incomparable aubaine, car il nous donne la permission et même le droit d’être antisémite, au nom de la démocratie. L’antisionisme est l’antisémitisme justifié enfin, à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite... Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis, ce serait merveilleux. »

Cette « merveilleuse » assimilation des juifs à leurs bourreaux, certains la font aujourd’hui. Mais vous, les autres, y compris les antisionistes qui n’êtes pas tous antisémites, qu’attendez-vous pour envoyer un message enfin clair à ceux qui sentent votre hésitation ? Pour réagir au nom de cette solidarité nationale et humaine à laquelle chacun a droit ? En mémoire de ceux qui sont morts parce que Vichy déjà la leur refusait, comme de ceux qui se sont battus pour elle. Pour réagir aussi au nom de l’Histoire qui montre que le danger antisémite est toujours fait d’une minorité active et d’une majorité passive, et qu’il n’annonce jamais rien de bon pour la paix civile ni pour la démocratie.

Je gage que vous aurez hélas l’occasion de réagir enfin. Mais faudra-t-il attendre qu’il y ait mort d’homme ?


(*) avocat honoraire, engagé volontaire des Forces françaises libres

http://www.liberation.fr/page.php?Article=219370



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