J’ai l’honneur - et le devoir - de vous présenter aujourd’hui deux rapports sur l’antisémitisme dans l’Union européenne au nom de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC).
Pour commencer, je voudrais dire que ces travaux considérables et uniques de recherche, les plus importants qui aient été consacrés à l’antisémitisme, indiquent clairement tout l’intérêt que l’Union européenne accorde à cette question. C’est la première fois dans l’histoire de l’Union européenne que des données sur l’antisémitisme sont collectées de façon systématique dans les 15 États membres de l’Union, sur la base de lignes directrices communes pour chacun d’eux, et sont validées par des universitaires indépendants.
C’est également la première fois que dans l’Union européenne deux rapports traitant d’un même sujet sous deux angles différents mais complémentaires sont publiés en même temps.
Il en ressort que nous sommes bien confrontés à un problème, mais pas un problème qu’une action concertée et efficace de l’UE et des États membres ne saurait résoudre.
Les rapports que je vais vous présenter contiennent des messages mitigés.
Pour commencer, il est clair que l’Europe connaît un problème d’antisémitisme dont les manifestations se sont accrues dans certaines parties de l’UE au cours des deux ou trois dernières années. Ces manifestations varient en fréquence et en gravité d’un pays à l’autre, mais elles sont suffisantes pour créer un sentiment de détresse chez bon nombre des Juifs (ils sont 1,5 million) qui vivent en Europe. Dans certains pays, la fréquence des incidents antisémites (violence, incendies volontaires ou insultes dans la rue) a augmenté. Toutefois, certaines autorités semblent ne pas vouloir reconnaître l’ampleur du problème faute de données officielles traduisant cette évolution. Dans de nombreux cas, les pouvoirs publics n’assurent pas un suivi des incidents antisémites, seules les ONG s’en chargent.
Mais il y a également des messages positifs. Il y a, dans l’UE, des pays dans lesquels ces incidents sont relativement peu nombreux et où la population juive ne considère pas que l’antisémitisme est un problème. Il y a également des pays où l’on a constaté un recul des comportements antisémites dans la population générale, surtout chez les jeunes. On constate également de plus en plus souvent la prise d’initiatives efficaces pour lutter contre l’antisémitisme, telles que des programmes à l’intention des enfants dans leurs premières années d’école, des initiatives de coopération entre groupes de Juifs, de Musulmans et de Chrétiens et, dans certains États membres, un durcissement de la législation contre les actes d’antisémitisme et leurs auteurs.
Deux rapports
Les deux nouveaux rapports donnent des informations complémentaires et s’appuient l’un sur l’autre. Le rapport principal « Manifestations d’antisémitisme dans l’UE » fait 344 pages et couvre les années 2002 et 2003, jusqu’en octobre. Il inclut les données les plus fiables (recueillies en 10 catégories) dont notre réseau d’information européen Raxen a pu disposer. Les 15 rapports nationaux ont ensuite été validés par un universitaire indépendant qui a évalué la qualité et la disponibilité des données et cherché à identifier d’éventuels points problématiques et d’éventuelles lacunes dans chaque pays.
Le deuxième rapport, « Perceptions de l’antisémitisme dans l’UE », est constitué par les résultats d’interviews menées auprès de 35 membres éminents de la communauté juive dans huit États membres. Il donne un aperçu des points de vue et des expériences de personnalités juives. Les interviews du deuxième rapport, forcément subjectives, ajoutent une dimension personnelle et complémentaire au contenu du rapport principal et confirment les craintes réelles de la communauté juive d’une résurgence de l’antisémitisme en Europe.
Principaux résultats :
Il n’est pas facile de généraliser la situation à l’ensemble de l’UE, ne serait-ce qu’en raison de la diversité des circonstances historiques et de la différence des systèmes de collecte des données, voire de leur absence. Nous pouvons néanmoins affirmer ce qui suit :
- Dans certains pays, on a constaté une augmentation de la fréquence des incidents antisémites déclarés au cours des deux ou trois dernières années. Cela a notamment été le cas en Belgique, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Ces incidents vont des graffitis et des actes de vandalisme aux coups et blessures et aux incendies volontaires en passant par les insultes dans la rue et les discours de haine sur Internet.
- Toutefois, il est également clair que dans certains pays de l’UE, les actes de violence dictés par l’antisémitisme sont relativement rares ou pratiquement inexistants (Finlande, Luxembourg, Portugal et Irlande).
- Par ailleurs, dans plusieurs pays - par exemple en Grèce, en Italie, en Autriche et en Espagne - la situation est paradoxale dans la mesure où, s’il y a relativement peu d’incidents violents, des éléments de la population utilisent un langage antisémite dans leurs propos quotidiens.
- L’identité des auteurs d’actes antisémites a également été une question importante pour nous. Là encore, s’il n’est pas facile de généraliser, il semble que ce soit de jeunes blancs européens désoeuvrés, souvent stimulés par des mouvements d’extrême-droite, qui constituent le groupe le plus important. Des jeunes ressortissants musulmanes d’Afrique du Nord Musulmans constituent une autre source d’antisémitisme dans certains pays. D’une manière générale, les groupes antisémites d’extrême-droite jouent un rôle dans l’agitation de l’opinion.
- Les interviews des membres de la communauté juive traduisent leur souci et leur inquiétude face au climat plus hostile qu’ils perçoivent en Europe. Certains considèrent que le processus d’intégration des Juifs dans une société européenne élargie se ralentit. (Par exemple, plus de Juifs français vont actuellement dans des écoles juives qu’il y a dix ans). Dans le même temps, il ressort de ces interviews que, dans leur majorité, les Juifs souhaitent ardemment être respectés, disposer des droits de tout Européen et ne pas simplement être perçus comme des Juifs.
- Enfin, le rapport identifie de nombreuses évolutions positives et de nombreux exemples de bonnes pratiques ou de politiques qui pourraient facilement et efficacement être transposées et mises en Å“uvre dans d’autres pays (expositions itinérantes à l’intention des jeunes, initiatives inter-religieuses visant à réunir des personnes de confession juive, musulmane et chrétienne, campagnes et films éducatifs, séminaires et manifestations culturelles, mise en place de mécanismes appropriés de signalement des crimes antisémites et adoption d’une législation efficace contre de tels crimes).
- Le rapport met en évidence une extrême diversité entre les États membres en ce qui concerne les pratiques et routines de collecte et de suivi des données sur les incidents antisémites. Il s’ensuit un surcroît de travail pour analyser l’ampleur du problème. Le rôle de l’EUMC est d’informer et d’orienter l’élaboration des politiques dans le domaine de la lutte contre le racisme et la xénophobie. Mais les conclusions politiques doivent s’appuyer sur des faits solides, une recherche efficace et des informations bien fondées. À l’heure actuelle, il n’est pas encore possible de faire une comparaison complète des États membres sur cette question.
Élargissement de la question
Le conflit en cours au moyen orient a une incidence sur les comportements antisémites en Europe - par exemple, après les évènements à Jenin en Avril 2002, on a constaté une augmentation marquée des incidents antisémites en Europe - il ne m’appartient pas de dire où se situe exactement la frontière entre critique de la politique de l’État israélien et antisémitisme. Cette question est suffisamment débattue par d’autres et en d’autres lieux. Il ne nous appartient pas d’émettre des jugements sur la politique étrangère des États membres ou de l’Union. Notre compétence se limite à l’Europe et au droit de chaque Européen de vivre en paix.
Actions proposées
Donc, quelles conclusions en tirons-nous en termes de stratégie ? Il ne faut pas perdre de vue, en effet, qu’une part importante des travaux effectués par l’EUMC consiste à faciliter l’élaboration de politiques européennes. Nous devons tous répondre à une question essentielle. « Comment l’Europe gérera-t-elle la question de la diversité culturelle, ethnique et religieuse à l’avenir ? Comment les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans vont-ils faire pour vivre ensemble ? » Nombreux sont ceux qui expriment des craintes pour l’avenir et cherchent des réponses simples à des questions complexes. Ce sont ces craintes et ce climat - dans lequel des membres de communautés minoritaires doivent souvent justifier qu’ils ne sont pas des terroristes - que les extrémistes et les fondamentalistes peuvent exploiter. Pour créer un changement, nous devons transformer nos paroles en actes. Pour cela, les priorités sont les suivantes :
Une autorité politique
Pour changer les comportements, une autorité est indispensable. Les leaders politiques de l’Europe doivent clairement affirmer qu’ils ne tolèrent ni l’antisémitisme ni le racisme. Il faudrait, par exemple, que les campagnes électorales pour les élections européennes s’appuient sur les principes des droits humains « Tolérance zéro pour le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie ». La Charte des partis politiques européens signée par tous les partis représentés au Parlement européen peut constituer un outil très efficace à cette fin.
Un cadre juridique rigoureux et clair
Nous avons besoin d’un cadre juridique ferme à l’appui des actions politiques menées dans tous les États membres. La Commission européenne a déjà préparé une nouvelle législation (la « décision-cadre ») qui doit encore être adoptée et mise en Å“uvre par les États membres.
Une collecte efficace de données
Pour pouvoir élaborer des politiques ciblées, il faut disposer de données précises. Les États membres doivent de toute urgence mettre en place des systèmes efficaces de collecte de données pour pouvoir enregistrer les incidents antisémites avec précision.
L’importance de l’éducation
L’éducation et la formation doivent être organisées de telle sorte que les enseignants et les professionnels sachent traiter la diversité culturelle, ethnique et religieuse de la façon la plus efficace et la plus responsable possible.
Dialogue interculturel et interconfessionnel
Les groupes religieux et toutes les ONG s’occupant de questions culturelles doivent renforcer les initiatives communes de tolérance religieuse et culturelle. Il y a tellement plus de facteurs qui nous unissent qu’il y en a qui nous divisent.
En particulier, il faut renforcer le dialogue interconfessionnel entre Chrétiens, Musulmans et Juifs pour établir des ponts et travailler sur des valeurs communes. Ces dernières doivent être basées sur les droits de la personne humaine, sur la dignité et sur la prééminence du droit. On oublie trop facilement qu’Abraham a été le père fondateur des trois religions.Bonnes pratiques
Il y a tellement d’initiatives et de projets positifs dont on peut s’inspirer qu’il devrait être facile d’améliorer la situation. C’est le cas, par exemple, de la médiation dans les établissements scolaires (France), de l’enseignement des différentes religions et de leurs valeurs communes (projet Abraham, en Allemagne), de la formation à la diversité pour les enseignants et les professionnels (Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas).
Conclusions
Ces rapports ont reçu le soutien inconditionnel du conseil d’administration de l’EUMC qui est composé de 15 experts indépendants nommés par les États membres, ainsi que de représentants de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil de l’Europe. L’importance de ce projet et le fait qu’il bénéficie du soutien total du Parlement européen et de la Commission européenne sont représentatifs de l’intérêt que l’Europe porte à la question de l’antisémitisme et montrent bien à quel point nous avons à cÅ“ur d’attaquer le problème à la source.
Nous espérons fermement que ces rapports stimuleront le débat public sur la question de l’antisémitisme en Europe et entraîneront la formulation de politiques efficaces dans l’ensemble des pays de l’UE. Il existe, dans un certain nombre d’États membres, de nombreux exemples de bonnes pratiques et de législations efficaces qui - si elles étaient appliquées dans toute l’Europe - devraient permettre de résoudre le problème.
Nous devons faire preuve de discernement et nous engager sans retenue. Il est important de prêter une oreille attentive aux craintes des communautés juives, mais nous devons également identifier l’origine de la haine manifestée par les auteurs d’actes antisémites et la traiter à la source.
Il faut que les leaders politiques de l’UE aient le courage de transformer leurs discours en actes, et il faut également que se créent de nouvelles coalitions entre politiciens, intellectuels, journalistes, enseignants et beaucoup d’autres pour vaincre la haine, la discrimination et l’exclusion. La lutte contre l’antisémitisme peut et doit être menée de front pour s’assurer que ce fléau n’aura plus jamais droit de cité en Europe. Pour nous, cela doit être bien clair : les Juifs - et les représentants des autres communautés ethniques, religieuses et culturelles, bien entendu ! - doivent être des membres appréciés et respectés de la société européenne et nous devons faire en sorte qu’ils puissent se sentir comme tels. Ensemble, nous devons vaincre l’opinion selon laquelle « il y a eux et nous ».
Si, comme je l’ai dit plus haut, nous ne pouvons pas agir sur les circonstances extérieures, nous pouvons faire en sorte que l’Europe réponde énergiquement et clairement à toute manifestation de l’antisémitisme au sein de l’Union. Avec une volonté politique claire soutenue par des mesures juridiques et administratives telles que celles que nous avons évoquées, tous les Européens, quelle que soit leur origine, auront les mêmes droits dans l’Union européenne. Cette dernière mettra tout en Å“uvre pour que ces droits puissent s’exercer sans heurt et qu’en Europe, les diverses communautés puissent paisiblement vivre côte à côte.
Nos mots d’ordre sont les suivants - crédibilité, honnêteté, transparence et compétence. Ce n’est qu’en garantissant que nos travaux répondent à ces impératifs que nous gagnerons la confiance des citoyens de l’Europe et que nous pourrons pleinement assumer notre tâche.
Dans l’accomplissement de cette dernière, nous tenons à remercier le Parlement européen, la Commission et le Conseil des ministres pour le soutien permanent qu’ils nous accordent - tant en termes financiers que politiques - et qui ne s’est jamais démenti. La décision prise en 2003 par les Chefs d’État européens de prolonger notre mission et de faire de l’EUMC un organisme de défense des droits humains pour l’Europe est pour nous un immense compliment que nous apprécions à sa juste valeur. Nous sommes convaincus que nous saurons nous montrer dignes du défi à relever.
Un conflit entre États membres est aujourd’hui inconcevable et c’est bien là la plus belle réalisation de l’Union européenne. Si elle pouvait maintenant faire en sorte que tout conflit entre groupes de citoyens européens soit également inconcevable, ses mérites n’en seraient que plus grands. Le respect des droits de chacun est la condition sine qua non d’un tel succès.
Ce qui est la mission de l’EUMC