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Perversion critique et suicide politique de l’Occident
Jean-Michel Heimonet*
Article mis en ligne le 30 août 2004

11 Septembre 2003 - Second anniversaire de l’attaque du World Trade Center. Je suis atterré, et cependant d’une rage brûlante : l’histoire se fait, ou cette fois se termine, dans une voie qui annonce la mort de l’Occident - et par delà de la civilisation tout court et toute entière.

Bien que la représentation d’un monde livré à la fureur de l’obscurantisme excède ma conscience, j’ai désormais la quasi certitude que la victoire du terrorisme est un fait accompli

L’arme fatale des fous de Dieu, mille fois plus puissante que les « smart bombs » du Pentagone, qui n’a besoin d’aucune science, d’aucune technologie ni d’aucun financement, c’est le parfait mépris de l’exercice mental d’où sont issus nos lois et nos institutions, notre mode de communiquer et d’avancer ensemble ; le mépris achevé de la réflexion et de l’effort critique auxquels notre civilisation doit sa forme. Tant que nous persisterons à nier l’évidence : que le terrorisme n’est pas une guerre « comme les autres », pour quelque avantage matériel, territorial ou stratégique, mais un conflit métaphysique dont l’enjeu véritable est la respiration, le souffle et la vie mêmes de l’Intelligence, nous nous aveuglerons au sens de cette guerre et serons condamnés à la pire défaite.

Ma « rage » intérieure vient de ce que cette défaite est en réalité amplement consentie, qu’elle correspond de notre part à un suicide intellectuel s’exprimant par la perversion de cet esprit critique qui fut le garant de nos libertés. Par perversion j’entends ici le détournement et la récupération du discours éclairé, rationnel et argumenté, qui sous-tend la vie des sociétés que K. Popper a qualifiées d’« ouvertes », au profit d’une vénalité civile et politique propre à justifier le mépris terroriste.

Héritière spirituelle de la paideia antique, la civilisation occidentale s’est développée à partir d’un espace mental où le discours joue un rôle capital dans l’autoformation du sujet humain, fonctionnant comme régulateur et comme médiateur de la personne morale et du caractère. Dans cet espace la parole n’est pas`seulement utilitaire, affrétée pour servir des besoins ; elle inquiète, sollicite, remet en jeu les acquis et les conventions pour faire bouger le monde. Toute notre histoire s’identifie avec une histoire des idées dans laquelle le réel-pour-l’homme est toujours ce réel-dont-il-parle. Hegel avait bien vu. Nous sommes pour ainsi dire « romantiques » de naissance, parce que la scission de l’âme et du corps, l’aspiration vers un monde invisible distinct de la matière et dont l’accès exige la médiation des signes, nous a été donné avec le christianisme. Ce n’est pas une question de religion particulière et de théologie. Même l’athée le plus convaincu est surdéterminé dans sa pensée et dans ses actes par cette opposition entre le sensible et l’intelligible qui constitue depuis Platon l’élément de notre culture. La philosophie, la science et la technique qui dès la Renaissance confèrent à l’Occident la supériorité qu’il n’a jamais perdue, sont intrinsèquement liées à la nostalgie d’un esprit ivre de questionnement, mis en branle par cet au-delà et cet autrement que lui indiquent ses limites. Elles sont le produit (la « relève ») de sa dialectique.

Le réel où nous évoluons s’est construit dans le refus du dogme et du système, par l’effet dynamique de la confrontation dans le champ du discours. Tocqueville considère l’apathie des démocraties comme le pire des maux, pire que l’anarchie révolutionnaire, car elle gèle la circulation des idées et fixe ainsi la société dans l’entropie et la mort lente.

On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, et, moi, j’ai peur qu’elles ne finissent par être trop invariablement fixées dans les mêmes institutions, les mêmes préjugés, les mêmes mœurs ; de telle sorte que le genre humain s’arrête et se borne ; que l’homme s’épuise en petits mouvements solitaires et stériles, et que, tout en se remuant sans cesse, l’humanité n’avance plus. (II, 324)

Surmonter ce mal ne pourra se faire qu’en promouvant la lutte amicale des opinions et des discours pour produire la chaleur nécessaire à la vie de l’organisme social.

Le grand objet des législateurs dans les démocraties doit donc être de créer des affaires communes qui forcent les hommes à entrer en contact avec les autres (…) car qu’est-ce que la société pour des êtres pensants, sinon la communication des esprits et des cœurs. (Nolla, II, 101, note k).

« La grande maladie de l’âme, c’est le froid » écrit encore Tocqueville, la pétrification de l’effort critique sous l’effet conjugué de l’individualisme et de l’obsession du bien être (cf. N, I, LXXVI). Si le respect et la dignité de l’ autre homme forment aujourd’hui la base de notre existence collective, c’est à la résistance de cette « négativité » symbolique devant les bûchers de l’Inquisition et les geôles royales que nous le devons.

Les révolutions démocratiques n’ont pas inventé cette action dialectique de l’intelligence acceptant de se mettre en crise et se mobiliser pour imprimer au monde son caractère humain. Par contre elles l’ont élevée à une puissance sans précédent au moyen de l’éducation, par la multiplication et la propagation des savoirs. En cent cinquante ans les collectivités « ouvertes », stimulées du dedans par le travail critique de la pensée libre, se sont davantage transformées sur le plan de la justice sociale et des conditions de vie qu’elles ne l’avaient fait sous huit siècles de monarchie. Mais en même temps, imbue de ses prouesses, la nouvelle humanité des Droits de l’homme a très vite relégué le dépôt des valeurs éthiques qui avaient fait de son avènement l’apogée du procès de civilisation.

La guerre initiée par le terrorisme est une guerre de « religion » dans un sens précis : elle coïncide avec l’instant où la dialectique de l’esprit change de signe ou de pôle, passe du + au -, du prospectif au régressif et de la civilisation à la barbarie. C’est très exactement cette inversion maligne dans le champ des symboles que j’appelle « perversion » : retournement contre soi, contre leur éthique fondatrice, des valeurs culturelles qui ont formé nos sociétés, et complicité objective de ces mêmes valeurs avec les forces noires de la haine et du fanatisme dont elles avaient momentanément triomphé.

Cette perversion a lieu selon trois axes qui traversent d’un bout à l’autre toute l’étendue du champ social.

1/ L’homogénéisation/ mercantilisation/ massification d’une pseudo culture basée sur le sommeil de l’intelligence et sur l’apathie de l’esprit critique.

2/ Le pouvoir immanent des média exponentialisé par une mythologie du chiffre, sondages et statistiques.

3/ La réduction du politique à un jeu de compétition et à un spectacle où la performance des joueurs, et/ou des acteurs, répond à la réaction d’un public placé sous influence.

Les terroristes ont parfaitement saisi que l’intersection de ces axes équivalait au point de moindre résistance de l’énorme puissance économique, technologique et militaire de l’Occident ; qu’elle en indiquait le talon d’Achille.

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    La tranche d’histoire qui va des attaques du 11 septembre 2001 à la situation actuelle en Irak illustre à merveille l’interdépendance entre ces trois axes. En apportant la preuve qu’il n’était plus possible de simplement « contenir » le terrorisme, ni par des moyens administratifs ou diplomatiques sans effet réel, ni par l’aide financière aux populations dont il s’alimente, le 11 septembre a placé l’Occident face à un dilemme. Soit maintenir un status quo pacifiste, de type munichois, et s’exposer aux conséquences qui venaient d’être démontrées à New York et à Washington, soit au contraire riposter par la force tout en courant le risque de se voir emporter par la spirale de la violence.

    Une réponse à ce dilemme exigeait la prise de conscience et la réflexion non seulement des dirigeants et des organisations politiques, mais des individus composant les nations concernées eux-mêmes. Cette mobilisation intellectuelle n’a pu se faire pour deux raisons distinctes, mais cependant indissociables, qui définissent le point central du diagramme de la perversion.

    Les données historiques du dilemme ne parviennent au public qu’à travers la traduction en discours-image qu’en fournit l’appareil médiatique (presse, télévision, Internet) des principaux pays d’Europe et d’Amérique. Or chacun sait que cet appareil n’est ni libre ni indépendant. Dans une culture où tout s’achète et se vend, le traitement de l’information est soumis comme n’importe quel produit à la loi du marché. Cette pression économique est connue de tous ceux qui travaillent à l’intérieur du système des média et qui l’acceptent comme un prérequisit, sorte d’impératif transcendantal, à leur profession. La subordination des contenus d’information vis-à-vis du marché agit ainsi à l’instar d’une censure. Avant toute autre considération, le message doit être traité et conditionné en tant que marchandise. Sa fonction première n’est pas du tout d’accroître les connaissances de l’individu citoyen et parfaire son jugement, mais au contraire de satisfaire la demande d’un consommateur anonyme. Pour cela le découpage et l’agencement médiatique du réel s’effectuent selon le principe de la plus grande digestibilité, de manière à rendre l’absorption du message la plus économique possible en terme d’effort et de dépense intellectuels, en épargnant au maximum, voire en annihilant, l’action formatrice de l’intelligence. Toute nuance, toute contradiction, toute ambiguïté qui risquerait de compliquer, et donc retarder, l’assimilation du message en exigeant la participation critique de ceux qui le consomment, doit être systématiquement nivelé sous peine de rejet (on clique ou zappe).

    La digestibilité ressemble dans son principe aux films d’action dont le public raffole. L’hyper simplification et les classements manichéens sont la clé de son efficacité. A l’ONU par exemple, la scène politique internationale se sépare en deux camps où s’affrontent des pantins rappelant les grandes figures allégoriques du Balcon de Genet. D’un côté l’équipe américaine, commandée par un chef inculte, violent et impulsif, le cow-boy texan, partisan de la peine de mort, qui tire d’abord et questionne ensuite ; de l’autre les représentants de la « vieille Europe », imprégnés de culture classique et continentale, et qui apparaissent par contraste comme une incarnation de la finesse diplomatique s’opposant à la force nue. Le principal effet de ce scénario a été d’engendrer le pacifisme introuvable d’une opinion galvanisée par la compétition. Comme tout publicitaire les directeurs de programme savent parfaitement comment fonctionne l’inconscient de masse, et qu’en offrant un choix entre deux visions, une « bonne » et une « mauvaise », ils jouaient sur du velours. Dans une époque de « fin des idéologies », le public en quête de grandes causes et de sentiments nobles préfère se ranger dans « le camp de la paix », et faire chorus pour dénoncer l’impérialisme « yankee ». Peu importe que cette posture humanitaire de commande soit le plus sûr moyen d’engendrer la violence. Peser les conséquences d’un non interventionnisme de principe demanderait un effort de jugement, une réflexion sur le long terme que l’immanence de la séduction médiatique a justement pour but de court-circuiter.

    Selon la même méthode, la psychologie et la morale de série B sous-jacentes à la perversion s’expriment dans le scénario catastrophe de l’après-Saddam en Irak. Les média ont une définition bien particulière de ce qui « fait l’événement ». Pour qu’il y ait nouvelle ou événement, il faut et il suffit qu’il y ait catastrophe, rupture dans le courant normal et régulier des choses - or en Irak, après plusieurs décades de dictature brutale, c’est justement la norme qui fait rupture, donc « événement ». Mais peu importe : que des gouvernements locaux et des cours de justice aient été établi, les écoles ouvertes et les hôpitaux approvisionnés, n’a que peu d’intérêt aux yeux des fabricants de sensations fortes. Tom Friedman, éditorialiste au New York Times, expliquait récemment que l’événement le plus facile à couvrir, car le plus racoleur, est également celui qui porte à l’affectivité de masse le choc le plus intense.

    Les scènes de guerre, d’émeutes, les désastres en tout genre, présentent pour le public un charme irrésistible. Inversement, ce même public n’éprouve qu’indifférence devant l’obscur travail de normalisation administratif et civil dont dépend la transition démocratique de l’Irak.

    Dans notre culture cartésienne et capitaliste, ces effets de montage sont également consolidés par la fascination du chiffre. Aux questions provoquées par les incertitudes de l’histoire en cours, le numérique substitue la sécurité d’un Vrai déjà connu et objectivement mesurable. Chaque soir aux informations de 18 heures est établie la charte comparative des morts américains avant et après la fin des combats majeurs - imprudemment célébrée par Bush à grand renfort d’images martiales. Au point arithmétiquement fatidique où le nombre des morts d’après a dépassé celui des morts d’avant, la cote du « commandant en chef » s’est effondrée dans les sondages. Il est tout de même étrange, et assez effrayant, que personne ne paraisse enclin à poser les questions les plus simples et les plus évidente ; par exemple celle de savoir quelle aurait été l’issue de la seconde guerre, où l’Amérique perdit un demi million d’hommes, si ce genre de calcul avait été quotidiennement servi en apéritif au public de l’époque. Il y a quelques jours, le Washington Post titrait « Patience is no more an option in Iraq ». La raison politique et morale de la guerre est en fonction directe de son chronométrage. Au temps du Vietnam, plusieurs années avaient été nécessaires pour que l’opinion commence à douter de la capacité du président Johnson à « sortir du tunnel ». Aujourd’hui, en moins de six mois, la guerre qui a mis fin à plusieurs décennies de dictature sanglante a largement perdu sa légitimité. Comme un mauvais film, l’histoire traîne en longueur et peine à se trouver un « happy ending », suscitant la hargne d’un public pressé, avide de nouveauté, impatient de changer de chaîne.

    Dérivé du premier, le second élément de la perversion concerne l’exploitation politicienne de la mise en scène et en chiffre pratiquée par la stratégie médiatique. Son analyse demande de distinguer deux plans : internationale et domestique.

    Historiquement, depuis le massacre des athlètes israéliens aux jeux olympiques de Munich, le soutien objectif que les démocraties d’Europe ont apporté au terrorisme a toujours été lié à la défense d’intérêts commerciaux qui demandaient de « ménager » les nations arabes. Aujourd’hui, les dirigeants ont également compris où se situait leur avantage politique immédiat. Grâce aux raffinements statistiques, le radar électoral les a naturellement guidé du côté où soufflait le vent porteur d’une majorité conditionnée au pacifisme. Le chancelier allemand a ainsi sauvé sa réélection par ses professions de foi anti-américaines. Pour Chirac en France, les choses sont plus complexes. S’il est vrai que la donne politicienne allait dans le même sens, notamment en contraignant la gauche à un semblant d’union sacrée autour de l’opposition à la guerre, la vénalité électoraliste n’explique ici pas tout. Les rodomontades légalistes et humanitaires du chef d’Etat français érigé pour la circonstance en champion de la résistance anti-Bush, se sont également inspirées du mythe gaulois de la grandeur nationale ; de même qu’elles ont été secrètement nourries par la haine légendaire que le Général vouait à un sauveur plus puissant qui lui avait pour ainsi dire « soufflé » sa victoire en juin 1945. C’est ainsi que l’anti-américanisme sauvage des opinions européennes se trouve politiquement et idéologiquement entériné par l’alignement des gouvernements sur la représentation médiatique de l’histoire. Les dirigeants ne dirigent plus, ils suivent. Faisant passer les gains électoraux à court terme ou le ressentiment avant le bien et le devenir des peuples, ils offrent le spectacle d’une alliance impotente, castrée par les rivalités internes, qui fait la joie des terroristes. Là où aurait dû se tenir un débat réel : expositions pertinentes et argumentées des différences et recherche par le dialogue d’un terrain consensuel, il n’y a eu qu’exhibition de mauvaise foi à peine voilée sous les formules diplomatiques et les marchandages de couloir.

    Le même dogmatisme sournois manifesté par le veto franco-allemand persiste après la guerre. Alors que des difficultés imprévues et imprévisibles appellent la solidarité sans faille des démocraties, la bureaucratie onusienne s’ingénie à tout faire pour gêner le succès de la reconstruction. Point n’est besoin d’être fin diplomate pour voir que les demandes de l’alliance pacifiste : remise du pouvoir à un gouvernement irakien formé dans le chaos et retrait précipité des troupes américaines, conduisent droit à la catastrophe. C’est que le but de ces exigences tant aberrantes qu’irréalistes n’est pas du tout d’être acceptées, mais précisément refusées, de sorte qu’en les repoussant l’Amérique fasse à nouveau la preuve de son « impérialisme » devant le tribunal de l’opinion mondiale. La stratégie n’est pas de baliser à travers le respect et l’intelligence un terrain d’entente, mais bien d’acculer l’adversaire au refus.

    Sur le plan domestique l’exploitation politicienne des circonstances est tout aussi flagrante. Avec l’horizon 2004 des élections présidentielles, les démocrates sont à l’affût de tous les développements négatifs - malheureusement trop nombreux - susceptibles d’être reversés à l’incompétence du président en charge. A la une des grands journaux, omniprésents sur les écrans, les attentats contre les bureaux de l’O.N.U. et la mosquée shiite de Nadjaf ont servi d’instrument politico médiatique pour juger l’action gouvernementale à partir du critère de « perfection zéro ». Quels que soient les sentiments particuliers à l’égard de G. W. Bush, le sens commun et l’honnêteté obligent à reconnaître que l’accuser de ne pas avoir su planifier l’après guerre ni évaluer son coût, tel un chef d’entreprise préparant son bilan, relève avant tout de la mauvaise foi. Là encore cette mauvaise foi cumule avec le facteur temps, le goût public pour les solutions rapides et faciles. La Maison Blanche se voit critiquée pour son impuissance à faire de l’Irak la Suisse du Moyen Orient. On oublie volontiers que la normalisation d’un pays ravagé par les guerres et la dictature ne peut s’opérer en un tournemain. L’Allemagne de l’ouest a dû attendre 1949 pour avoir ses premières élections fédérales, et le traité de paix avec le Japon ne fut signé qu’en 1951. Les hommes et les organisations responsables de la reconstruction de ces pays ne se sont pas bornés à un savoir d’experts, ils ont improvisé, appris de l’expérience, commettant des erreurs et les rectifiant pour s’adapter aux réalités et à l’imprévu des changements en cours. En feignant d’attribuer les ruses de l’histoire à la volonté d’un homme ou d’un parti, l’opposition ne fait d’ailleurs que se piéger elle-même. L’enjeu des élections prochaines est tout entier dans cette question : quel doit être le rôle de l’Amérique dans le maintien de la paix mondiale ? A cette question les réponses des challengers démocrates oscillent de l’incohérence à l’ingénuité désastreuse. « Nous avons opté pour le renversement de Saddam Hussein, mais nous critiquons l’arrogance d’un gouvernement qui l’a effectué sans chercher l’aide d’autres nations qui avaient cependant stipulé leur refus de participer ». « Nous soutenons les troupes, mais nous hésitons à voter les crédits nécessaires pour finir le travail ». Quant au candidat libéral, Howard Dean, il a du moins l’avantage d’être clair : « Sortons du bourbier irakien et rentrons chez nous ».

    Le plus fou est que cette victoire que nous servons sur un plateau aux terroristes est le fruit d’une idée dévoyée de la liberté en démocratie : une liberté qui a perdu son sens de responsabilité. Ce que ne veulent comprendre ni les politiques, ni les directeurs de chaîne et les bureaux de rédaction, ni une opinion dûment désinformée et qui d’ailleurs ne demande qu’à l’être, c’est que le terrorisme compte précisément sur cette diarrhée de fausses questions, de faux débats et de luttes intestines pour imposer sa loi. Nul doute que les chefs d’Al Qaeda exultent lorsqu’ils voient les pacifistes anglais défiler en tandem avec les islamistes pour réclamer la démission de Blair. Les terroristes ont sur nous un avantage incalculable, ils n’ont de comptes à rendre à personne : ni presse, ni opinion, ni code de loi. La seule transcendance qu’ils respectent est la déité meurtrière édifiée par l’obscurantisme, la foi qui leur commande de sacrifier leur vie et voler celle des autres pour assouvir la haine de l’Autre que nous sommes ? La différence entre eux et nous, c’est que nous n’avons pas le droit d’ « avoir la haine », parler la langue de bois des psalmodies et nous faire sauter en pleine foule. Et cette interdiction juridique et morale est l’essence même, la moelle spirituelle de nos sociétés à qui elle a donné leur forme. Noblesse oblige : nous sommes les héritiers de l’humanisme et des Lumières, les obligés du et au Verbe.

    Or c’est cet héritage que nous dilapidons au vent creux de notre apathie et pour notre besoin de confort intérieur. Il n’y a aucun moyen de triompher du fanatisme sauf à lui opposer une foi autre, la seule que nous permette le respect de la vie et de la dignité humaines : une foi inébranlable en la sainteté de l’Intelligence. Non pas l’intelligence rusée et finassière, prompte à trouver des solutions, mais une intelligence patiente, exigeante, qui en s’interrogeant et s’approfondissant sans cesse apprend le sens de la hauteur. Oui, la guerre où nous sommes entrés est une lutte du Bien contre le Mal, où Bien représente l’effort lucide de la conscience réfléchissant sa propre histoire pour comprendre le monde, et Mal le silence et la pesanteur du dogme dans le mépris du questionnement.

    Il est bon, il est indispensable que les hommes à qui nous avons volontairement confié notre destin éprouvent un frein à leur pouvoir, aient à répondre de leur décision et de leurs actes devant ceux qu’ils gouvernent parce qu’ils les représentent. La critique opposée à l’autorité est la pierre de touche sur laquelle repose l’équilibre des sociétés libres. Mais encore faut-il que cette critique soit sincère et pertinente, non pas dictée par les partis pris mis au service d’avantages personnels ; qu’elle se laisse inspirer mais aussi limiter par le sens ascendant du devenir collectif. Tant qu’elle se cantonne dans une position ancillaire, aliénée à des buts ou des alibis qu’elle ne s’avoue pas, la critique reste suicidaire, travaille aveuglément à la négation de ses vertus natives.

    Tocqueville avait prévu le naufrage culturel où nous nous enfonçons en désignant l’hédonisme à ras de terre et la massification des consciences comme le risque latent de la démocratie. Sans une volonté d’avenir qui unit et qui porte ses membres dans un projet commun, aucune société n’aurait l’énergie d’affronter l’histoire. Lorsqu’il écrit que l’esprit de religion et l’esprit de liberté « marchent de concert, Tocqueville ne parle ni de culte ni d’orthodoxie. Telle qu’il l’envisage, la religion démocratique se manifeste non par l’obédience à un dogme, mais au contraire par l’exercice désintéressé de l’intelligence en quête de son possible et de ses limites, s’efforçant d’embrasser, tout en un, ce qui la sollicite et ce qui la dépasse ; chez Pascal par exemple, qui, » mort de vieillesse avant quarante ans « , mit toute la force de sa pensée à » découvrir les secrets les plus cachés du Créateur « (II, 56). Un peuple qui a renoncé à cette dynamique de l’esprit et auquel l’obsession du confort personnel tient lieu d’idéal, s’est lui-même condamné au chômage historique. Les signes de barbarie qui défigurent nos sociétés prétendues » avancées « se laissent interpréter à partir d’une seule phrase de La Démocratie en Amérique, axiome ou théorème de la vie des cultures et de leur déclin. Quand des individus ont perdu » la faculté de penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes « rien ne peut empêcher » qu’ils ne tombent graduellement au-dessous du niveau de l’humanité " (II, 388). Cette régression se trouve aujourd’hui amplifiée par la tyrannie invisible de la désinformation et de la manipulation des masses que Tocqueville ne pouvait évidemment connaître ni même imaginer.

    La victoire des terroristes est l’effet d’une castration infligée à l’Esprit, garantie par le fait qu’en restreignant son horizon à l’étroitesse de buts mesquins, l’Occident a perdu la force de créer sa propre utopie, le courage de répondre à et devant l’Histoire. Cette mutilation symbolique devrait conduire à réviser notre topologie de la terreur, à se demander où, en quel lieu véritable, s’origine sa crypte : dans les stratégies diaboliques de ceux qui se sont voués aux fantasmes de mort et de destruction, ou dans ce que Tocqueville nomme le « pouvoir social », ou encore « tyrannie de la majorité », l’impotence satisfaite de la pensée moyenne et de la pensée on. Ultimement, par notre absence de foi, par cette perversion spirituelle qui est le mode civilisé de notre nihilisme, nous sommes à nous-mêmes nos propres terroristes.


  • Jean-Michel Heimonet.
    Professeur à Catholic University of America, Washington, D.C. USA, depuis 1988.

Derniers livres parus :

Tocqueville et le devenir de la démocratie : la perversion de l’idéal.

L’Harmattan, Paris, 1999.

La Démocratie en mal d’altérité : masse et terreur, réflexions sur l’informe
du pouvoir moderne. Paris, L’Harmattan, 2003

Dernier article paru : « Pourquoi je suis devenu américain », Commentaires numéro 104, hiver 2003-2004.



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