L’article ci-dessous est un résumé du dossier publié, sous le même titre, dans le dernier numéro de L’Arche, le mensuel du judaïsme français (juillet-août 2010). Le dossier complet, qui occupe 44 pages du journal, contient un grand nombre d’informations et de documents photographiques qu’il n’a pas été possible de reproduire ici. Il contient également des analyses sur le blocus de Gaza, sur le regard du droit international, sur les réactions des médias,etc. On peut consulter ce dossier gratuitement, en ligne, sur www.arche-mag.fr.
1. Ce qui s’est passé le 31 mai
Au matin du lundi 31 mai 2010, on apprend que l’armée israélienne vient d’attaquer une flottille humanitaire en route vers Gaza. Il y a de nombreuses victimes parmi les civils – militants pacifistes et défenseurs des droits de l’homme – qui acheminaient des produits de première nécessité pour les Palestiniens. Des images filmées par une équipe de la chaîne Al-Jazira, vers cinq heures du matin, font aussitôt le tour du monde. On y voit des militaires lourdement armés, une foule affolée, une civière tachée de sang, des victimes sur le sol.
L’indignation est générale, non seulement dans les pays arabes et musulmans mais dans les capitales occidentales. Les éditorialistes et les hommes politiques s’expriment, tandis que sont lancés les premiers appels à manifester contre « l’agression israélienne ». En Israël même, des intellectuels s’émeuvent d’un usage aussi disproportionné de la force, contre des civils sans armes.
Il faut attendre de longues heures avant que d’autres images, de source israélienne celles-là, soient disponibles. Filmées depuis un bateau israélien qui se trouvait en face du Mavi Marmara, elles sont en noir et blanc et assez floues. Mais ce qu’on voit sur ces images change du tout au tout la perception que l’on avait jusqu’alors des événements.
On voit les soldats israéliens descendre un à un, le long d’un câble jeté depuis un hélicoptère, vers le pont du Mavi Marmara. Le premier qui arrive est aussitôt assailli par des hommes brandissant des bâtons ou des barres de fer. Il tombe, et on voit les coups qui continuent de pleuvoir sur lui. Le second homme descendu du câble est attaqué de la même manière. Matraqué, il tombe lui aussi et, l’instant d’après, on le voit jeté par-dessus la rambarde, vers le pont inférieur situé plusieurs mètres plus bas.
Plus tard arrive le témoignage de l’un des commandos de marine (il s’agit de jeunes appelés, âgés d’une vingtaine d’années) qui ont pris part à l’opération. Il raconte : « Nous sommes descendus un par un, et face à chacun d’entre nous il y avait 3 ou 4 hommes avec des barres de fer, des couteaux, des lance-pierres et des bouteilles de verre. (…) Ils ont commencé à me frapper avec des barres de fer, et en me protégeant j’ai eu le bras cassé. À ce moment-là, je n’avais même pas une arme à la main. Aucun des soldats descendant par la corde n’avait d’arme à la main. Nous étions mains nues, nous avions nos armes sur le dos. C’étaient des armes destinées à la dispersion de manifestations : des fusils paintball [conçus pour tirer des balles de peinture, ndlr]. »
Peu à peu, la vérité se fait jour. Les Israéliens, arrivés pour ce qu’ils croyaient être une interception de la flottille sans recours à la force, ont fait face sur le Mavi Marmara à des attaques d’une grande violence (plusieurs jeunes soldats parlent même de « lynch »). En état d’infériorité numérique manifeste, sans possibilité de retrait, ils ont demandé l’autorisation de faire usage de leurs armes pour ne pas être tués. Un officier supérieur de la marine, qui se trouvait à proximité immédiate, donna l’autorisation par radio. L’affrontement, qui avait commencé à 4h30 du matin, dura au total une demi-heure et fit neuf morts parmi les hommes de la flottille.
2. Appels à la guerre sainte
En fait, lorsque l’on parle de « la flottille » comme si elle était un tout, on déforme la réalité. L’écrasante majorité des passagers – selon les données publiées par l’IHH : 597 personnes sur 728 – se trouvent sur un seul des six bateaux. Il s’agit du Mavi Marmara, un ferry pouvant contenir plus de mille passagers, battant pavillon des Comores et qui vient d’être acheté par l’IHH pour un montant de 800 000 dollars. Deux autres bateaux de la flottille, le Gazze et le Defne Y, appartiennent également à l’IHH.
La plupart des passagers du Mavi Marmara – environ 400 sur 600 – sont de nationalité turque. C’est sur le Mavi Marmara, et sur lui seul, que les militaires israéliens devront faire face à des actions violentes et qu’il y aura des morts et des blessés.
Depuis l’affrontement du 31 mai, le public occidental a été nourri, pour l’essentiel, de discours – dont certains sont indubitablement sincères, et certains plus sujets à caution – offrant une même représentation de ce qui s’est passé sur le Mavi Marmara. La violence, verbale puis physique, pratiquée par les islamistes qui dirigent le bateau y est toujours ignorée.
Or nous disposons aujourd’hui de nombreuses informations, provenant pour la plupart des organisateurs et des passagers de la flottille, qui permettent de dresser un tableau radicalement différent. Des informations que les journalistes et les politiques ne détenaient pas lorsqu’ils se sont exprimés « à chaud », mais qui devraient les inciter à rectifier des jugements hâtifs.
Ainsi, ce reportage diffusé fin mai par la télévision Al-Jazira, la plus importante des chaînes d’information en langue arabe, sur les préparatifs au départ de la flottille. On y voit un groupe de militants destinés à monter sur le bateau, scandant en arabe le slogan « Khaybar, Khaybar : Juifs, l’armée de Mohamed reviendra ». (Khaybar était une oasis de la péninsule arabique, dont les habitants juifs furent chassés en 628 par l’armée de Mohamed, au terme d’un combat cruel ; le nom de Khaybar accompagne, de longue date, les appels à la guerre contre les Juifs.)
Le journaliste d’Al-Jazira commente alors : « Avec les chants de l’Intifada palestinienne, les participants ont exprimé leur aspiration à atteindre Gaza. » Une femme coiffée d’un keffieh, interviewée sur le pont du bateau, ajoute : « Nous attendons maintenant l’une ou l’autre de deux bonnes choses : soit atteindre au martyre [mourir dans un combat pour l’Islam, ndlr], soit parvenir à Gaza. »
Le journaliste Saleh Al-Azrak, qui se trouve sur le Mavi Marmara, attestera rétrospectivement du même état d’esprit dans une intervention sur la chaîne de télévision arabo-britannique Al-Hiwar, diffusée le 4 juin : « La ferveur religieuse était très présente tout au long du voyage. C’est peut-être cela qui a conduit, par la suite, beaucoup de gens à affronter les soldats de l’occupation. (…) Dès que le bateau a pris la mer, les cris “Allah Akbar” ont commencé. C’était une demi-heure après minuit, le vendredi. Il y avait des cris “Allah Akbar”, et des hommes qui récitaient le Coran. On avait le sentiment de partir pour une guerre de conquête ou pour une expédition de l’Islam. »
3. L’IHH se prépare au combat
Le 30 mai dans la journée, après le départ de la flottille, un certain nombre de cadres de l’opération se rassemblent sur le pont du Mavi Marmara pour écouter le président de l’IHH, Bülent Yildirim. Voici des extraits de ses propos : « Nous ne voulons pas qu’Allah nous voie comme des lâches. (…) Depuis quatre ou cinq jours, Israël fait des déclarations contre nous. (…) Nous leur disons : si vous envoyez des commandos, nous vous jetterons d’ici et vous serez humiliés devant le monde entier. » Le discours de Bülent Yildirim est scandé, à plusieurs reprises, par des cris « Allah Akbar ».
Les règles du jeu sont donc clairement fixées. En cas d’intervention israélienne, les hommes du Mavi Marmara n’offriront pas une résistance symbolique, ainsi que le font les humanitaires pacifistes. Ils iront au combat avec pour objectif de rejeter les Israéliens à la mer, et ils ne craindront pas de mourir en martyrs au nom d’Allah.
Au sujet du comportement des hommes de l’IHH juste avant l’affrontement avec les Israéliens, nous disposons des témoignages de Mahmut Tural, le capitaine du Mavi Marmara, et de son premier officier. Il ressort de ces témoignages que les hommes de l’IHH ont introduit sur le Mavi Marmara des scies à métaux dont la seule fonction est de découper les tubulures métalliques qui entourent les ponts du bateau, afin de fabriquer des barres de fer juste avant l’arrivée des Israéliens.
Le premier officier du Mavi Marmara se réfère dans son témoignage à une équipe de cadres de l’IHH qu’il estime à « une quarantaine d’hommes » (selon d’autres témoignages, ils étaient entre 50 et 70). Ces hommes, dit-il, communiquaient entre eux par des appareils radio (walkie-talkies), sur un réseau distinct de celui utilisé par l’équipage du bateau. Eux seuls autorisaient les déplacements à bord, et ils avaient installé sur le pont supérieur « un centre de contrôle » dont l’accès était interdit aux autres passagers.
Une telle séparation physique explique en partie les propos indignés tenus par des passagers occidentaux qui, de là où ils étaient, n’ont pu voir les préparatifs guerriers des hommes de l’IHH, et ont cru de bonne foi que les soldats israéliens avaient délibérément attaqué des humanitaires pacifistes. Mais en partie seulement. Car, à notre connaissance, aucun de ces passagers occidentaux n’a manifesté le moindre regret, ni même le moindre étonnement, lorsque des informations ont été disponibles sur ce qui se passait réellement à bord du Mavi Marmara.
Pourtant, nous disposons aujourd’hui d’images très parlantes sur la préparation des hommes de l’IHH au combat violent : une vidéo provenant des caméras de sécurité du Mavi Marmara, ainsi que des vidéos tournées par des passagers. Sur ces images, on voit le travail de découpe des tubes de la rambarde à la scie électrique, pour fabriquer des barres de fer. On y voit aussi les hommes de l’IHH s’organiser sur le pont supérieur, après avoir cantonné les autres passagers aux ponts inférieurs. Ils reçoivent des masques à gaz (sans doute pour le cas où les militaires israéliens utiliseraient des grenades lacrymogènes). Des gourdins, sortis des lieux où ils avaient été entreposés, leur sont distribués.
Ces hommes sont divisés en équipes, dont chacune a un chef qui reçoit des ordres sur son walkie-talkie. Nous voyons passer, dans les escaliers et sur le pont, des hommes équipés de gourdins et de barres de fer, qui prennent position. La « flottille humanitaire » apparaît pour ce qu’elle est : une Armada de la haine. Le choc est désormais inévitable.
4. Islamistes d’extrême droite et antisémites
Le 15 avril 2010, le site Internet de l’IHH annonce sous un gros titre que son président, Bülent Yildirim, a rendu visite à Necmettin Erbakan, présenté comme ancien premier ministre « et leader du mouvement Milli Görüs ». Le 30 mai dans la journée, Yildirim est en mer à bord du Mavi Marmara ; il reçoit un appel téléphonique d’Erbakan. Une photo, aussitôt retransmise par les correspondants de presse présents sur le bateau, montre un Yildirim déférent, parlant avec le maître.
Car aucun doute n’est possible : si le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan est le tuteur et le protecteur de l’IHH, l’inspirateur véritable, le maître à penser, est le vieil homme au bout du fil. Un article publié le 2 juin 2010 par le journal en ligne SoL (organe officieux du parti communiste turc) résume en quelques mots la nature de ces liens : « L’organisation humanitaire IHH a été créée par le Milli Görüs, un mouvement politique turc d’extrême droite, sur les ordres directs du dirigeant historique du mouvement, Necmettin Erbakan, au début des années 90. »
Qui est Necmettin Erbakan ? Il fait son entrée dans la politique turque en 1969, quand il se présente aux élections législatives dans la ville de Konya. À peine élu, il crée un parti, le Parti de l’ordre national. Le jour de la création de son parti, le 26 janvier 1970, il annonce que celui-ci sera interdit aux Juifs et aux francs-maçons.
Dissous pour islamisme, le parti d’Erbakan se reconstitue, est dissous à nouveau, et renaît sous le nom de Refah. Le programme du Refah, publié en 1991 sous la signature de Necmettin Erbakan, est intitulé « Un système économique juste ». Extraits de l’introduction à ce programme : « Nous devons savoir que le monde n’est pas vide. Le sionisme, qui a son centre à Wall Street, à New York, est une puissance idéologique. Ils croient être le peuple élu de Dieu, les autres étant créés pour devenir leurs esclaves. Ils croient qu’ils vont dominer le monde ; plus ils exploitent les autres, plus ils ont de plaisir. Les sionistes ont l’impérialisme mondial sous leur contrôle. Ils exploitent toute l’humanité, avec le système capitaliste fondé sur l’intérêt. »
Necmettin sera premier ministre pendant une année, avant d’être écarté par l’armée (c’était un coup des « sionistes », expliquera-t-il par la suite). Son mouvement se scindera en deux, l’aile « modérée » arrivant au pouvoir sous le nom d’AKP tandis que l’aile « dure » reste dans l’opposition. Parmi les neuf victimes turques du Mavi Marmara, plusieurs sont des activistes de cette mouvance, et tous les autres ont un lien avéré avec le courant islamiste-nationaliste dont Erbakan est le maître à penser.
Si l’on veut avoir une idée du discours antisémite régnant dans ce courant, il suffit de se référer aux propos tenus par Erbakan le 1er juillet 2007, devant les caméras d’une chaîne de télévision turque : « D’où que vienne l’argent, où qu’il aille, un pour cent est payé aux Juifs. Ils ont pris le contrôle du monde. (…) Les sionistes tiennent les Chrétiens dans le creux de leur main, et ils les utilisent. Le développement industriel de la Chine et de l’Inde est réalisé avec du capital juif. Celui du Japon aussi. Ils les contrôlent aussi. Maintenant, seul l’Islam leur fait face. »
Telle est l’idéologie qui anime les organisateurs de la flottille.