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Du bon usage des guillemets
par Paul Bernard - LE MONDE
Article mis en ligne le 4 octobre 2004

Les guillemets ne servent qu’à une chose : à citer, et non pas à excuser une approximation, une vulgarité ou une diffamation. Quand un point de vue publié à la « une » du Monde du 28 septembre s’intitule « Le »négationnisme« d’Ariel Sharon », les guillemets prouvent seulement que l’abus de langage est conscient.

Le terme négationnisme a été conçu pour désigner la volonté de nier l’extermination des trois quarts des juifs d’Europe. C’est une haine à prétention scientifique, qui se nourrit de colloques et de préfaces, et dont l’objet est simplement de dire que ce qui a été n’a pas été. Et dès lors que la meilleure façon de lutter pour que les juifs ne retournent pas dans les chambres à gaz est de se souvenir qu’ils y sont allés, le négationnisme est la forme la plus redoutable de l’antisémitisme moderne. Si, en employant un tel mot sans égard pour sa gravité, on a voulu, pour le seul plaisir d’une formule cruelle, blesser encore un peu plus la conscience des juifs de France, qu’on se réjouisse : on a réussi.

Ariel Sharon serait donc « négationniste » parce que, le 18 juillet, avec un mépris souverain pour l’honneur du franco-judaïsme, il a appelé la communauté juive de France à une émigration immédiate et collective vers Israël : « Ils devraient venir ici tout de suite », avait-il déclaré.

Naturellement, il s’est trompé. Ce n’était pas seulement une erreur, c’était un outrage pour le pays qui, le premier en Europe, sut faire des juifs des citoyens : c’est dans la France des trois grandes révolutions et des trois premières Républiques qu’après des siècles d’humiliations et de massacres, les juifs ont pu reprendre leur souffle, qu’ils ont eu un peu de temps pour, selon le vœu de l’abbé Grégoire, « reposer leurs têtes et sécher leurs larmes ». Ils n’avaient été chez eux nulle part, ils avaient traîné leurs attentes et leurs nostalgies de siècle en siècle et de ghetto en ghetto, et voilà que, de la capitale de l’Europe éclairée, leur venait cette déclaration : « L’Assemblée nationale révoque tous arguments, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets relativement aux individus juifs. »

Une fois surmontée la stupéfaction, les descendants du vieux peuple offensé ont voué à la France une reconnaissance dont l’expression fut quasi mystique. L’émancipation, c’était, selon les mots de l’époque, « notre seconde sortie d’Egypte », et les droits de l’homme étaient « nos nouvelles tables de la Loi ». La Terre promise, c’était la France. Jérusalem, c’était Paris.

La mémoire de cette gratitude est devenue l’histoire d’une tendresse, à mesure qu’elle s’est chargée de souvenirs communs. Eliezer Ben Yehuda, fondateur de l’hébreu moderne, raconte dans quelles circonstances la langue hébraïque est sortie d’un sommeil de deux mille ans : « C’est dans une rue de Paris, dans un café du boulevard Montmartre, que je me mis à parler l’hébreu pour la première fois, avec un ami, assis à une table ronde où étaient servies deux tasses de café noir. Et les sons étranges de cette antique langue orientale, morte, se mêlaient à la rumeur joyeuse de la langue française, vivante, belle, riche. » La langue des juifs a recommencé de vivre sur les Grands Boulevards parisiens : de tels symboles peuvent devenir présages, c’est auprès d’eux que se réchauffent les cœurs et que s’effacent les rancunes. La rencontre du judaïsme et de la France, c’est l’histoire d’une confiance souvent blessée, souvent offensée, souvent humiliée, mais d’une confiance quand même, entre le peuple des droits de l’homme et le peuple des Dix Commandements.

Il reste qu’au rappel de cette longue histoire, de nombreux juifs français répondent : « Et alors ? » Les consolations qu’offre le passé ne suffisent pas toujours à atténuer ou à excuser l’inquiétude qu’inspire le présent. Le 6 juillet dernier, Myriam X. quittait la banlieue parisienne pour s’installer près de Tel-Aviv. Avant de monter dans l’avion, elle a laissé échapper dans les larmes ces quelques mots : « Mes enfants n’osent même plus me raconter ce qui leur arrive à l’école. La France est un très beau pays, c’est notre pays, mais aujourd’hui la France ne veut plus de nous. »

Sur les 370 actes antisémites commis en France ces six derniers mois, les seuls dont on a parlé sont aussi les seuls qui n’ont pas eu lieu ; l’infortune réelle de Myriam X. n’a pas connu la même publicité que le malheur imaginaire de Marie L. On n’a pas non plus entendu parler de ce garçon de 17 ans, menacé avec un couteau, au cri de « Sale juif ! », sous le regard indifférent des autres passagers, le 23 avril, à Sarcelles, dans l’autobus 168. Mais enfin une brèche s’est ouverte. Ce qui n’était pas imaginable hier est devenu commun aujourd’hui.

Ce n’est pas la détermination des pouvoirs publics qui est en cause. C’est un air du temps, une atmosphère, qu’on pourrait exprimer à peu près avec les mots qu’avait choisis Montherlant pour décrire la France de l’automne 1938 : « L’humanitarisme, le pacifisme, l’irréalisme, un énervement systématique et sans cesse accentué de la justice. » A Paris, en 2004, un humoriste (c’est son titre, paraît-il) fait le salut nazi en prononçant le nom d’Israël : il est relaxé par le tribunal correctionnel, au motif qu’il ne s’en prenait qu’à « une certaine catégorie de personnes uniquement dans l’expression de leurs idées politiques ». Deux élèves sont exclus d’un lycée pour avoir accablé d’insultes antisémites un de leurs camarades, au point de le rendre malade et muet : ils sont réintégrés par décision du tribunal administratif, et c’est la victime qui est alors obligée de changer de lycée.

Ariel Sharon est le premier ministre d’un Etat créé après le génocide pour servir de refuge aux juifs qui, d’où qu’ils viennent, auraient à souffrir de ce qu’ils sont. Que l’injuste maladresse de son inquiétude se soit tournée vers la France est un avertissement pour notre République, qui ne peut plus ignorer que, trop souvent, sur son sol, les juifs ont peur, non seulement pour leur sécurité, mais pour leur dignité et leur intégrité. Il y a à peine soixante ans que le pire est arrivé aux juifs. Leur refuser le droit d’avoir peur, quand l’alarme sonne depuis quatre ans, serait du négationnisme. Sans guillemets.


Paul Bernard est moniteur normalien en littérature française à l’université Paris IV-Sorbonne.



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