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Les juifs français et la France : une autre vision
par Serge Klarsfeld
Article mis en ligne le 6 janvier 2004
LE MONDE

Le texte élaboré par sept personnalités et qui souhaite rétablir la confiance entre les juifs de France et la France (Le Monde du 30 décembre 2003) m’interpelle. D’abord, pourquoi « juifs de France » et non « juifs français » ? Je suis un de ceux qui ont le plus employé l’expression « juifs de France », mais dans un contexte historique et en la situant à une époque ou la moitié des juifs en France étaient étrangers, apatrides ou de nationalité indéterminée, alors qu’aujourd’hui pratiquement tous les juifs de France sont juifs français ou Français juifs.

J’ai utilisé ces mots « juifs de France » aussi quand, militant en Allemagne pour faire juger les criminels nazis qui les avaient déportés, j’indiquais qui nous étions et au nom de quels juifs nous intervenions.

Quoi qu’il en soit, le recours aux termes « juifs de France » amoindrit déjà la confiance qu’il peut y avoir à rétablir entre les juifs français et la France.

Si la description par les auteurs du malaise actuel à travers ses manifestations me paraît exacte, les raisons exposées pour expliquer pourquoi la confiance n’existe plus ne me paraissent pas admissibles.

Nos « sept piliers de la sagesse » reportent sur la désaffection de la nation par les Français le rejet de l’Etat juif. Il n’est pas inutile de rappeler que, de la Révolution jusqu’à la Libération, la France n’a cessé d’être l’adversaire de la nation juive : « Ne rien accorder aux juifs en tant que nation ; tout leur accorder en tant qu’individus » (Clermont-Tonnerre, 23 décembre 1789).

L’entreprise sioniste, plutôt soutenue avant 1914 par l’Empire allemand, a été combattue avant et après la première guerre mondiale par la diplomatie de la République française et par la plupart des israélites français. Seule une parenthèse d’une vingtaine d’années (1946-1967) a été marquée parallèlement par une crise entre la France et le monde arabe et par un appui au nouvel Etat juif.

Le choix de la République par les juifs, affirment nos « sept piliers », a été à la base « de leur épanouissement comme individus et comme communauté ». C’est un jugement superficiel : après avoir éprouvé bien des vicissitudes sous la monarchie absolue, les juifs ont soutenu tous les régimes qui se sont succédé depuis la Révolution et, en particulier, la monarchie parlementaire de Louis-Philippe et le Second Empire, qui furent probablement les périodes où ils exercèrent le plus d’influence dans la société française, à des époques où la France rayonnait au moins autant que, plus tard, sous la République. Ces juifs d’alors, et peut-être plus que ceux des générations qui leur ont succédé, ont connu, eux aussi, « une façon positive d’exister et de participer à l’Histoire ».

Certes, les juifs d’aujourd’hui partagent ardemment les valeurs de la République, mais ils croient que sa politique extérieure devrait prendre en compte la morale politique en tant que l’une de ses valeurs fondamentales et ne devrait pas être prête à condamner ou à sacrifier Israël en contrepartie d’avantages économiques et d’une relative sécurité intérieure. La confiance entre les juifs français et la France s’est rompue lorsque le plus illustre des Français a décidé d’y mettre fin en reprochant vertement à l’Etat juif d’avoir usé de la légitime défense et en définissant le peuple juif en des termes qu’aurait approuvés Charles Maurras.

Trop indulgents, nos « sept piliers de la sagesse » croient ou font semblant de croire que c’est l’optimisme de l’après-guerre qui a contribué à estomper le souvenir de l’extermination des juifs, et que c’est à partir des années 1960 qu’est apparue la réflexion sur la Shoah. En réalité, la raison en était le refus de la société politique française d’affronter, de tirer les conséquences et d’élucider la page la plus noire de l’histoire de France, celle de la complicité du régime de Vichy dans la « solution finale », quand des milliers d’enfants juifs furent arrêtés par des uniformes français avant d’être envoyés à l’abattoir.

La réflexion ne s’est manifestée qu’au milieu des années 1970. Depuis, elle est active, et seul notre septuor en est à se demander « pourquoi le judaïsme en fut la cible ». D’une part, diverses explications historiques peuvent en être données. D’autre part, la Shoah s’est installée dans l’histoire de l’Europe comme un événement incomparable, mais qui n’est certainement pas d’une négativité écrasante et paralysante puisque, en compensation, elle exige de l’Europe plus de respect de la dignité et de la personne humaine - ce que d’ailleurs l’Union européenne met heureusement en pratique dans la vie politique, sociale et culturelle depuis près d’un demi-siècle.

La mémoire de la Shoah n’est pas une « mémoire vaine », mais une mémoire de référence, de refus des totalitarismes, du racisme et de la xénophobie, une mémoire incitative, généreuse et humaniste.

Il faut absolument réfuter l’accusation de nos sept penseurs qui reprochent à tous, « juifs, non-juifs, Français, Européens et Occidentaux », de ne pas avoir mis « au centre de leur pensée et de leur action les principes qu’ils -les nazis- avaient voulu bafouer et biffer ». En effet, jamais les Occidentaux n’auraient pensé en 1945 qu’ils décoloniseraient, qu’ils abattraient l’empire soviétique, qu’ils jouiraient d’une paix ininterrompue, de la sécurité, d’une amélioration permanente de leur existence, d’une protection sociale et de conditions de vie leur assurant une longévité nettement accrue, un corps plus sain, une meilleure alimentation, moins d’heures de travail, plus de vacances, des voyages facilités, la télévision, etc.

Si pauvreté de réflexion sur la Shoah il y a, elle me semble être plus le fait de nos « sept piliers » que de ceux qui ont réfléchi sur ce qu’elle représente et qui continuent à le faire grâce à la Fondation pour la mémoire de la Shoah, mise en place par le gouvernement de la France. L’énormité d’une affirmation telle que la France « serait interdite d’histoire » à cause de ce qui s’est déroulé pendant l’Occupation suffirait à discréditer la sagesse de ces « sept piliers ».

S’il existe une méfiance entre la majorité des juifs français et les gouvernements successifs, c’est parce que ceux-ci ont mené une politique délibérément proarabe qui a recueilli l’assentiment de l’opinion publique. Cette politique se fonde sur ce qui est considéré comme l’intérêt national : l’importance des échanges commerciaux avec le vaste et riche monde arabe, l’influence de la France dans les nombreux pays musulmans et la volonté d’éviter les attentats sanglants qui ont déjà éprouvé la France du fait des terroristes arabes antijuifs et des terroristes islamistes algériens.

Les juifs français se sentent profondément solidaires de l’existence et de la sécurité de l’Etat d’Israël. Ils comprennent que l’antisémitisme vient de connaître une mutation, comme celle qui au XIXe siècle a marqué le passage de la haine religieuse à la haine raciale en raison de l’émergence des juifs dans la société. A la fin du XXe siècle, le nouvel antisémitisme a débouché prioritairement sur le refus de l’Etat juif.

Beaucoup de juifs souffrent de cette situation et se souviennent que, s’il fut un temps difficile pour la France, la France de Vichy l’a rendu encore bien plus difficile pour les juifs de France au nom d’un intérêt national invoqué par Pétain, Darlan et Laval. « Ce jour-là, la France, patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile (...), accomplissait l’irréparable », comme l’a reconnu si courageusement le président de la République le jour de la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv, le 16 juillet 1995. Il a tiré de cette tragédie une leçon pour l’avenir que notre septuor aurait bien fait de relever et de méditer, plutôt que de se référer inutilement à une France « enfermée dans le remords » et à qui la Shoah « barre toute espérance historique ». Jacques Chirac n’a-t-il pas fait appel aux « valeurs humanistes, valeurs de liberté, de justice et de tolérance qui fondent l’identité française et nous obligent pour l’avenir. Ces valeurs, celles qui fondent nos démocraties, sont aujourd’hui bafouées en Europe même sous nos yeux par les adeptes de la purification ethnique. Sachons tirer les leçons de l’histoire ; n’acceptons pas d’être les témoins passifs ou les complices de l’irréparable » ? Et le chef de l’Etat n’a-t-il pas immédiatement remis la France et l’Occident dans la marche de l’histoire en intervenant militairement en Bosnie et en y mettant fin aux massacres ?

La France n’a pas besoin d’un « pacte » avec les juifs pour se relancer, comme le prétendent nos penseurs. Depuis 1945, elle a superbement réussi à remonter la pente et, avec une population d’aujourd’hui seulement 60 millions de Français, à s’affirmer encore comme une puissance mondiale à vocation universelle et comme le moteur de l’Union européenne grâce à sa réconciliation surprenante et sincère avec l’Allemagne.

Les guerres coloniales ont eu sur la France une influence au moins aussi grande que les conséquences de la politique antijuive de Vichy. Non, la France ne traîne pas de boulet historique qui l’empêcherait d’aller de l’avant. La République française donne aux Français juifs toutes les possibilités qu’elle accorde aux Français non juifs, sur le seul critère du mérite. Ce sont les juifs qui à la fois souffrent de la distance qu’a prise la France avec Israël et de ce qu’à l’antisémitisme d’extrême droite est venu s’ajouter à la longue un antisémitisme de gauche après des décennies de campagnes anti-israéliennes. Ce dernier émane des gauchistes, des communistes, des Verts et d’une partie des socialistes. De surcroît est brutalement apparu un antisémitisme islamiste actif au sein d’une population musulmane dix fois plus importante que la population juive.

L’avenir ? Certains juifs français courberont la tête, exprimeront leur différence avec Israël ou même leur indifférence, se plongeront ou feront semblant de se plonger dans « l’éthique du judaïsme » et se résoudront à n’être que des marranes politiques. D’autres divorceront de la France parce que leur sensibilité de juifs d’après la Shoah et d’après la résurrection d’un Etat juif sera trop blessée par les piques quotidiennes qu’ils auront à subir du fait de l’antisémitisme et de l’antisionisme ambiants. Ou alors, comme nous l’espérons tous, la paix s’établira au Moyen-Orient, Israël sera accepté par l’ensemble des Palestiniens et du monde arabe et la situation en France se normalisera enfin pour les juifs. Mais ces derniers doivent quand même en prendre conscience : contrairement à ce que nos « sept piliers » affirment, la France n’a pas particulièrement besoin des juifs, pas plus que les juifs n’ont besoin de la France.

Serge Klarsfeld est avocat et président de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France.



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