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Pervers alibi communautaire
Par Daniel Sibony - Libération
Article mis en ligne le 4 janvier 2004

Aucune agression raciste ne doit échapper à la loi, quel qu’en soit l’auteur.
Il arrive qu’un petit épisode éclaire de vastes questions, même s’il réveille les passions qui s’y rattachent. C’est le cas de l’incident du lycée Montaigne à Paris, où un élève de 6e avait été violemment et longuement agressé avec des insultes antisémites : « Sale Juif ! On va tous vous exterminer ! » Maintenant que les coupables ont reconnu et sont sanctionnés, on peut y repenser sereinement, car les impasses qu’on y observe à petite échelle, impasses dans lesquelles sont coincés aujourd’hui beaucoup de responsables, existent ailleurs en plus grand.

Ici, la direction de l’établissement a dû être très gênée, car si l’enfant victime a mis plus d’un mois à oser parler, gardant le silence par peur du scandale et des représailles, elle en a mis un peu plus pour alerter les parents d’élèves de 6e (dont je suis), par une lettre très digne et indignée qui proclame : « Un de nos jeunes élèves a subi des agressions physiques et a fait l’objet de propos insultants au regard de sa confession. De tels faits [...] sont scandaleux et intolérables. »

Les deux coupables avaient avoué, on aurait pu les sanctionner et l’incident était clos. Pourtant, la lettre annonçait une enquête « longue et minutieuse ». Car, d’une part, ils se sont rétractés, et, d’autre part, étant donné qu’ils étaient musulmans, l’idée a vite prévalu qu’il s’agissait d’un incident « communautaire ». Du reste, les associations de parents d’élèves n’ont réagi que plus tard, encore plus tard que le proviseur. Pourtant, l’idée qu’il s’agit de « frictions communautaires » est bien curieuse. Elle reconnaît l’agression, implicitement, mais elle s’en décharge. Or il est question d’individus et de liberté individuelle. On arrive donc à cette absurdité : si on frappe violemment un élève, on est renvoyé, c’est le règlement. Mais si on le traite de « sale juif », c’est une affaire entre communautés ; on les renvoie dos à dos, l’impunité règne et la loi n’a pas à s’appliquer. La lâcheté y gagne, peut-être, un peu trop.

Finalement, trois mois après le début des agressions, les deux coupables avouent, en présence de leurs parents. L’enfant agressé aura passé deux mois à se faire traiter de menteur par les élèves dans la cour, et à voir parader ses agresseurs ; lesquels ont passé tout ce temps dans un curieux état : puisque, à la lâcheté de l’acte, ils ajoutent celle de le nier. Quelle épreuve et quel poids pour deux gamins de voir que leur silence rendait la loi entièrement impuissante... On ne peut que les féliciter d’avoir, en avouant, extrait pas mal d’adultes d’une certaine hypocrisie.

Mais les deux enfants ont des circonstances atténuantes : en reconnaissant ce qu’ils ont fait, l’un d’eux a dit qu’il ne comprenait pas « pourquoi ça fait tant d’histoires », puisque dans « d’autres boîtes, c’est fréquent ».

L’incident dans ce lycée « très honorable » est donc éloquent sur ce qui se passe ailleurs : si, même là, deux élèves ont pu commettre cette agression supposée très banale (pour la victime, elle ne l’était pas : une partie de sa famille a été exterminée), c’est parce qu’ils faisaient ce que font ailleurs leurs copains, avec plus de confort car ils sont plus nombreux. Le même incident à Créteil ou à Bobigny force l’élève à subir ou à partir. Car c’est maintenant un secret de Polichinelle : cela ne se fait pas, en France et même en Europe, d’incriminer des musulmans pour des actes antijuifs. Ça fait « raciste ». Et l’on est prêt à tout pour ne pas paraître « raciste », même à laisser faire des actes « racistes », en l’occurrence antisémites.

Par ailleurs, un autre argument pour couper court à la révolte contre les actes antijuifs consiste à dire qu’ils proviennent de jeunes musulmans solidaires des Palestiniens, et que ces jeunes, cela se comprend, s’en prennent aux juifs en tant que soutiens à Israël. Or cet argument est assez juste : la plupart des juifs aiment et supportent Israël même s’ils peuvent être critiques envers son gouvernement. Ils sont donc de bonnes cibles pour des gens qui veulent marquer leur sympathie avec ceux qui combattent Israël.

A cela, le remède reste encore la loi, dont le message peut être clair : interdit de mener ici une guerre qui se passe ailleurs. Le conflit là-bas ne doit se traduire ici que par des discussions courtoises ou des manifestations pacifiques (et non des appels à la haine comme le font certains « comiques », Dieudonné par exemple sur France 3).

Bref, ceux qui agressent ou insultent des juifs transgressent la loi et doivent être aidés par le fait qu’elle (la loi ou le règlement intérieur) les sanctionne. Et si certains responsables déclarent « comprendre ces agressions, vu ce qui se passe là-bas », ils incitent à violer les règles, tout simplement.

Le miracle, c’est qu’à Montaigne, la loi a fini par s’appliquer. Malgré une période pendant laquelle s’exprimait une énorme résistance à reconnaître les coupables et à les sanctionner. Mais, ailleurs, l’identification des fautifs reste toujours problématique, et la loi impuissante.

En attendant, on peut se demander si en France, l’appareil politique, médiatique, administratif, est en mesure de résister à l’action destructive de ce montage pervers : où, pour ne pas sembler raciste, on laisse faire le racisme en s’abritant, s’il le faut, sous deux autres parapluies : le refus du « communautarisme » et le « soutien aux peuples opprimés ».

Mais pour l’instant, force est de constater qu’à tous les niveaux, les personnels n’ont pas été formés ni préparés à gérer ces situations. Cela s’est vu également à propos du voile (emblème plus pacifique de l’identité islamique, même s’il fait passer pour impudiques celles qui ne le portent pas). Les agressions antijuives sont une façon plus rude d’exprimer son identité, c’est un « foulard » (ou un défouloir) de mâles.

C’est pourquoi la loi qui interdit le voile devrait rappeler l’interdit des agressions et des insultes envers tout sujet pour sa confession, et pas seulement redire qu’elle condamne la violence - ce qui est fait, et sans effet.

Cette loi aidera sans doute les responsables timorés qui ne se sentent pas « autorisés » à sévir, ou qui considèrent qu’« une sanction, c’est toujours la preuve d’un échec », alors qu’elle est essentiellement le rappel salutaire d’une limite.

Il est vrai que, dans l’esprit de beaucoup, la condamnation, pourtant prévue par la loi, est le signe d’un échec, comme si pour ceux-là tout le monde devait baigner dans l’amour ; comme si tout ce dont l’autre a besoin, c’est que nous lui donnions de l’amour et de la grâce, et non pas de la loi. La loi, c’est trop dur, trop pénible.

Cela soulève un problème plus profond : qu’est-ce qui fait que l’on se sent coupable quand l’adversaire est sanctionné ? Qu’est-ce qui fait que, par exemple, une fois Saddam Hussein tombé, la tendance - du moins en France - est très vite de s’apitoyer sur lui et de le regarder comme une victime ? Risquons cette hypothèse : on se sent coupable comme si on avait joui de la loi, comme si on incarnait la loi lors de la sanction. Alors on se sent en faute d’avoir joui de l’autre grâce aux règles qu’on incarne. C’est là une posture particulière, car la loi, on ne l’incarne pas lorsqu’elle s’applique ; elle est un tiers que nul ne figure sauf à en faire une loi narcissique. Mais d’où vient ce fantasme que la loi est entre nos mains lorsqu’elle nous défend ?

En somme, on remarque que la culpabilité empêche les gens immatures d’appliquer la loi. Mais une fois qu’ils l’ont appliquée, ils ont un mouvement de remords (on pourrait dire qu’ils reculent comme effrayés et fautifs) et ils retrouvent, intacte, la culpabilité qui les empêchait de faire la loi. C’est un vieux débat, et là-dessus j’aimerais rappeler un texte millénaire qui oppose les vertus de la loi à celles des « bons sentiments » : si tu dois juger un pauvre, ne prends pas parti pour lui, rends-lui justice. Autrement dit, qu’il soit riche ou pauvre, fort ou faible, s’il a violé la loi, c’est de la loi dont il a besoin et non pas de la beauté de vos sentiments, laquelle est certes respectable, mais incapable de faire justice. Il ne faut pas confondre l’acte de faire la loi avec l’acte de jouir. De même, la victime, qui a fait appel à la loi, il faut l’aider à supporter que justice lui soit rendue. Sinon, dans la confusion émotive, l’acte de justice serait aussi insupportable que l’acte d’injustice.

Toutes ces choses peuvent sembler des raffinements inutiles, mais la réalité les exige. Simple exemple, cette loi sur le foulard, qui peut-être exprime le désir d’un certain sursaut, ne va-t-elle pas elle aussi susciter de la culpabilité chez ceux qui la veulent ? Certes, ses opposants expriment leur hostilité. Pourquoi pas, c’est le jeu de la démocratie. Mais celle-ci semble culpabiliser ceux qui sont pour. On retrouve donc, derrière ce sentiment, un fantasme totalitaire : une loi ou une sanction ne doit mécontenter personne, sinon elle est injuste !


daniel sibony psychanalyste
Dernier ouvrage paru de Daniel Sibony : Proche-Orient, psychanalyse d’un conflit, Seuil, septembre 2003.
 



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