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Voyage en Absurdie
Par Stéphane Juffa © Metula News Agency
Article mis en ligne le 28 octobre 2003

Aujourd’hui, tout Israël va élire ses conseils municipaux. Une consultation qui se tient dans une quasi indifférence populaire, brisée seulement par l’acharnement des candidats à attirer l’attention sur leurs extraordinaires qualités.

A Radjar, dans le village le plus septentrional d’Israël, on ne votera cependant pas. Non pas que cette petite communauté alaouite ne soit pas solidement attachée aux principes de la démocratie, mais tous ici ont choisi d’entente le successeur de Sliman Hatib, qui prend sa retraite à l’age de soixante-quinze ans. Aussi, il n’y a qu’un seul candidat qui s’est inscrit pour le scrutin, le directeur de l’école municipale, et dans ces conditions, la loi israélienne prévoit que les candidats uniques sont élus d’office.

Ce lundi, nous ne le savions pas encore, lorsque notre voiture se présentait au check post de l’entrée du village le plus surprenant du Moyen Orient. Nicolas Burgy, l’un des journalistes les plus aguerris de la télévision suisse romande m’accompagne lors de ce reportage. Les deux soldats, dont l’un ressemble à s’y méprendre à un pioupiou écossais qui se serait échappé d’un film sur la seconde guerre mondiale, avec ses taches de rousseur et son béret, nous font ouvrir le coffre du véhicule et nous laissent passer.

Nous nous trouvons à cinq kilomètres à vol d’oiseau de Métula, sauf qu’entre les deux villages, la route est entièrement libanaise. C’est donc obligés de faire un long détour, par Kfar Yuval, Dafna et Hagoshrim, que nous nous présentons devant ce village de Radjar, ou, devrais-je plutôt dire, devant le grillage ininterrompu qui l’entoure. Engoncé de toutes parts derrière cette barrière, le hameau fait irrésistiblement penser à une prison, voir à un camp de réfugiés.

« Allez-y », nous intime l’Ecossais de la division Golani « mais n’oubliez pas que vous devez être ressortis avant vingt-deux heures et que vous avez obligation de rester à gauche de la rue principale. A droite, c’est le Liban ! » On roule maintenant sur la rue principale de Radjar. Deux femmes sortent d’une maison située à droite de la chaussée et se rendent vers une tonnelle établie sur notre gauche. Nicolas, osant l’observation, ouvre de grands yeux incrédules. C’est que, la guerre vue de Radjar a des allures bonhommes, elle a même soudain des apparences simples et conviviales.

On parvient au bout de l’artère principale et frontière du village. A une barrière en surplomb du Jourdain, qui s’appelle encore ici, et pour quelques kilomètres, le Khatzbani. Quatre mètres d’eau vive, au fond de la vallée et en face, un château d’eau, avec le cèdre du Liban peint dessus, dans un contraste blanc et rouge. On sort de la voiture. Un employé municipal, occupé à faire un break, délicieusement couché sur le dos sur un carré d’herbe ombragé, me dit, avec un très large sourire sur les lèvres : « Vous avez garé votre voiture au Liban ! » Burgy et moi-même marquons un court instant d’hésitation - peut-être vaudrait-il mieux rapatrier notre automobile - avant de considérer qu’elle est aussi bien posée chez Hariri que chez Ariel Sharon.

Plaisanteries et trêve de plaisanteries. A cinquante coudées, se dresse une grosse position fortifiée de Golani et nous, pour une fois, nous lui faisons face côté ennemi. L’armée israélienne respecte scrupuleusement l’invisible frontière et ses soldats, jamais ne s’aventurent dans la partie libanaise de Radjar.

Nous accablons de questions l’ouvrier goguenard mais lui, sans se départir de sa grimace badine, nous fait savoir qu’il ne sait rien, qu’il se fout, qu’il n’a pas l’intention de faire l’effort de comprendre. Le Moyen-Orient, pour lui, c’est son carré de gazon et les complications politiques de ses semblables, il les voit en peau de nèfles.

Nous, ne pouvant décemment nous contenter d’une considération du monde aussi grégaire - qu’en diriez-vous, lecteurs encensés ? - décidons d’en savoir plus. Je suis aussi curieux, tant de fois je suis allé boire le café de l’amitié chez Ali, l’entrepreneur (qui a bâti la moitié des maisons de Métula), chez Béchar, le conducteur d’autobus de la coopérative Egged et chez Mohamad, l’ambulancier de Kiriat Shmona, sans savoir qu’ils habitaient au Liban, que je veux en avoir le cœur net.

Direction le bâtiment de la municipalité. Oui mais il est au Liban… Et alors ? Nous passons devant un dispensaire libanais, sur lequel il est inscrit en hébreu qu’il a été édifié grâce à la loterie nationale, le Mifal Ha-Paysse. La mairie. Drapeau israélien au vent. Portes grandes ouvertes. Nous ne sommes pas annoncés mais nous toisons, dans le second bureau sur notre droite, un homme d’apparence avenante. Il est au téléphone. Nous fait signe d’attendre qu’il en termine. Sur les murs de la salle d’attente, les symboles et les images ne font qu’ajouter à la confusion. Là un accessit du ministère israélien de l’agriculture pour les économies d’eau potable faites par Radjar ; juste à côté, un calendrier d’un mouvement islamique, représentant la mosquée Al-Aksa de Jérusalem et manifestant l’intention de la récupérer.

On entre. Burgy pose sa caméra sur la table de Najib Hatib, qui nous demande ce que nous lui voulons ? Nous répondons d’un seul mot : Comprendre !

Najib est le responsable municipal de l’éducation, il est également un parent du maire sortant, Mukhtar de Radjar-la-syrienne depuis 1958, puis, après l’occupation israélienne en 67 et l’acquisition des droits civils en 1981, maire israélien, élu démocratiquement, de quatre ans en quatre ans.

Najib sort une carte de son premier tiroir. On y distingue une ligne bleue en pointillés, qui coupe Radjar en deux. Un tiers en Israël, deux au Liban. « C’est la ligne de l’ONU, la ligne Larsen [1] » dit-il avec un dépit évident. Dans d’autres endroits du tracé de la frontière, comme au Kibboutz Misgav-Am, ils se sont souciés du bien-être des habitants, ils ont fait des corrections de frontières, ont convenu de contreparties, ailleurs. Pas ici, pas à Radjar. Ici, ils ont suivi le tracé de la frontière de 1923 dressé par les puissances dominatrices de France et d’Angleterre. A l’époque, la Syrie n’existait pas, pas plus que le Liban ni Israël.

La ligne Larsen me rappelle les contours bien rectilignes et stupides de la frontière de la Jordanie et de celles de l’Iraq, scindant des ethnies, des peuples, des religions, au fil à couper le beurre et créant des dizaines de problèmes pour les siècles à venir.

« Les Libanais ne nous veulent pas », reprend Najib, « Hariri prétend tous les jours à la télévision que nous sommes syriens. Les Israéliens nous ont proposé de se séparer de Radjar mais en gardant nos 120’000 mètres carrés de terres cultivables, sises de l’autre côté du grillage. C’est exclu ! C’est pour cela que nous sommes restés en 1967, malgré les rumeurs effrayantes qu’on véhiculait alors dans le camp arabe, disant que vous étiez des monstres cornus aux pieds palmés et que vous alliez tous nous massacrer. 50% des gens ont succombé à la peur et ont rejoint Damas ; nous, nous sommes restés, pour garder nos terres et nos maisons ».

Najib vit dans la partie nord de Radjar, il est syrien de cœur, israélien de nationalité et libanais par décision de l’ONU. Et pas n’importe quel Syrien, un Alaouite ! Les habitants de Radjar font en effet partie de la tribu des El-Assad, les choisis parmi les choisis, qui représentent à peine huit pourcents de la population syrienne mais qui dominent ce pays d’une main de fer, régnant sur l’armée, l’économie et la politique.

Il n’y a pas d’agressivité dans le discours de notre hôte, seulement de l’amertume. Celle d’être « un laissé pour compte », « assis le cul entre deux chaises » - ce sont les thèmes qui reviennent dans sa psalmodie - qui a toutes les obligations d’un citoyen d’Israël, mais plus aucun des avantages. « Figurez-vous que les Israéliens n’entretiennent plus la clôture dans la partie nord du village, qui est percée en plusieurs endroits. Les Libanais vont et viennent à leur guise mais pas les miliciens du Hezbollah, on ne les laisserait pas entrer, cela pousserait Israël à nous laisser tomber. Et puis, » renchérit Najib devenu soudain plaintif, « nous ne jouissons plus des services de santé israéliens et les techniciens des firmes de l’Etat hébreu refusent d’effectuer des réparations dans la partie libanaise du village. »

Va pour les techniciens mais le reste, c’est du pipeau. L’unité d’urgence médicale ainsi que les dispensaires des caisses maladies israéliennes de Kiriat Shmona ne désemplissent pas d’habitants de Radjar. Le maire, Sliman Hatib est même venu visiter l’unité d’urgence médicale, accompagné de tout le conseil municipal, afin de remercier le personnel pour les soins qu’ils prodiguent à ses administrés. Je fais savoir à Najib que je trouve sa plainte exagérée. Il tortille des lèvres sous sa moustache coupée à la Adolf Trucmuche, puis il dit : « Soit, mais le dispensaire du village (situé sur territoire libanais) n’accorde plus ses soins qu’aux habitants de la partie sud ; nous, nous devons aller jusqu’à Kiriat Shmona pour nous faire soigner… »

Je lui demande quelle fut la participation des gens de Radjar lors des dernières élections visant à choisir le Premier ministre de l’Etat hébreu ? « Dans la moyenne du pays, » me répond-il. Et qui les villageois ont-ils choisi, Ariel Sharon ou Ehud Barak, poursuis-je ? Najib se tord à nouveau les lèvres, il hésite à répondre, puis visiblement emprunté, finit par lâcher : « Barak, mais d’une courte tête… le Likoud a beaucoup de sympathisants à Radjar ». Ca c’est le coup de grâce pour Burgy, des Alaouites syriens habitant au Liban qui votent en nombre pour Ariel Sharon, c’en est semble-t-il trop pour l’esprit cartésien d’un journaliste helvétique. Burgy titube mais ne rompt pas. En vieux renard de l’image, il s’assure au contraire que sa petite caméra de repérage ne perd rien de ce dialogue ionescien.

Et pour l’avenir, Najib, si un traité de paix était finalement signé entre la Syrie et Israël, est-ce que les habitants de Radjar voudraient être à nouveau rattachés à la Syrie ? Najib, prenant une attitude surprise et presque offusquée : « Quelle question ? Mais bien entendu, Stéphane ». Même si la Syrie est une dictature moyenâgeuse et qu’Israël est une démocratie ? « Cela n’a rien à voir, c’est notre patrie ». Même si les Alaouites de Radjar, qui sont entreprenants, gagnent très bien leur vie en Israël - ils possèdent de nombreuses propriétés à Kiriat Shmona, notamment la station de taxis et une station service - et crèveraient de faim en Syrie ? « Même, Stéphane, cela n’a rien à voir avec notre choix, nous gagnerons notre vie en Syrie aussi », rétorque Najib, sur un ton qui se voudrait irrité.

C’est à cet instant que je découvre sur la table deux trophées adressés par Tzahal à Najib à titre de remerciements et d’appréciation. Burgy, qui les avait repérés, filme les deux bibelots. J’en saisis un, que je présente à Najib, et je lui demande si les terribles services secrets de la famille El-Assad apprécieront ce genre d’amitiés ? Il prend le bouclier bleu et blanc que je lui tends et sur lequel il est écrit en hébreu « En marque de remerciement pour services rendus à la patrie. Le Ministère de la défense ». Il a l’air surpris, comme s’il considérait pour la première fois la symbolique de cet objet égaré sur son bureau.

Sans lever les yeux du petit bouclier, et sur un ton monocorde, juste pour la forme, notre hôte marmonne : « Le Président (syrien) comprendra que nous avons servi notre collectivité de la meilleure façon possible et que cela a impliqué une coopération avec les divers ministères israéliens. »

Je lui dis que je doute que les gorilles du Moukhabarat soient capables de tels discernements et je lui donne mon avis de ce qu’il pourrait être précipité dans un cachot infect pour le restant de ses jours et y passer trente à quarante ans au secret, comme tant de prisonniers politiques dont nous avons tous deux entendu parler.

Najib laisse un moment mariner mon avertissement, sans lâcher la statuette, puis nous raccompagne au bas des escaliers de la mairie, je veux dire jusqu’en Israël, ce qui est exactement la même chose en l’occurrence, tout en demandant que nous l’excusions de ne pas nous avoir servi de boisson ni d’amuse-gueule. C’est que la période de Ramadan a commencé, explique-t-il.

Deux heures après notre visite, des missiles du Hezbollah s’abattaient à proximité immédiate du grillage de Radjar, à cent cinquante mètres de la maison de Najib Hatib. C’était la première fois que les miliciens-terroristes chiites visaient Radjar depuis un an et demi. Une demi-heure plus tard, ils visaient la base israélienne de Tulipe, dans la proximité immédiate de Métula. C’était la première fois que les terroristes supplétifs du président de Najib visaient Métula depuis sept ans.

Moralité de ce voyage international, par ces jours de folie, il vaut mieux se trouver un carré de luzerne, s’y coucher sur le dos et regarder le monde du coin de l’œil, en souriant de sa philosophie.


Note :

Terje Larsen, Coordinateur spécial de l’ONU au Moyen Orient pour le processus de paix et architecte des modalités du retrait israélien du Sud Liban durant l’année 2000.



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